Un zeste de Cannes (2)
Les herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan
L'Anatolie est une région qui ne connait pratiquement que deux saisons : l'été et l'hiver. Et c'est pendant la seconde période, dans des paysages somptueusement enneigés, que se déroule principalement Les herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan, un nouvel opus majestueux, qui ressemble à ce que le cinéaste a fait dans le passé, mais avec des nuances inédites. D'une durée conforme aux standards du réalisateur, Les herbes sèches ne distille aucun ennui, entre ses dialogues pourtant copieux et de temps à autre hautement philosophiques et ses images magnifiques, parfois figées telles des photographies. Disons, mais c'est personnel, que le film pourrait atteindre au statut de chef d’œuvre, avec un peu moins de conversations et davantage d'extase visuelle. Le personnage principal ressemble à un "héros" de roman russe, dans son imperfection, ses doutes et son pessimisme. Il est question de quel sens donner à sa vie, de la nécessité ou pas de s'engager et, un peu en contrebande, d'une critique à peine voilée du régime qui règne sur la Turquie. Ceylan peut se faire prosaïque et cru, quand il fait parler ses professeurs qui enseignent dans un village perdu, mais aussi ambigu, avec une élève dont on ne sait si elle est ange et démon. Une fois l'été réapparu, comme une renaissance, tous les tourments et errements passés feront sens et éclaireront d'une lumière nouvelle cette région, qui ne connait que deux saisons.
Vers un avenir radieux de Nanni Moretti
Certaines scènes de Vers un avenir radieux pourraient laisser penser que Nanni Moretti, autour de cet autoportrait de cinéaste, signe une sorte de film testamentaire. Il s'agit en tous cas d'une défense et illustration d'un cinéma d'auteur qui tente de résister tant bien que mal à la toute puissance des blockbusters et des algorithmes d'une célèbre plateforme, dont le réalisateur de Journal intime se paie la tête dans une séquence hilarante. Tout n'est pas parfait dans ce film un peu fourre-tout, qui a cependant le sens de la dérision, tout en se refusant à la morosité et au politiquement correct. Moretti est un affranchi, même quand il ne réussit pas à joindre Scorsese au téléphone, et comment lui refuser une balade dans les rues de Rome, en trottinette électrique ? Riche en références de toutes sortes, le film se veut politique à sa manière, comme son titre ironique l'indique, mais il est aussi romantique et sentimental, quand il évoque l'usure du couple. Agréable à regarder, Vers un avenir radieux a tout de même parfois certaines baisses d'inspiration et des personnages foncièrement inutiles, comme celui interprété par Mathieu Amalric. En contrepartie, le cinéaste offre de beaux rôles à deux interprètes toujours aussi magnifiques : Margherita Buy et Silvio Orlando. Et sinon, il y a aussi dans le film des éléphants, des Coréens, une affiche de Staline déchirée, des couples mal assortis et des chansons populaires. Tutti frutti, avec du rythme mais aucun algorithme en vue.
Anatomie d'une chute de Justine Triet
Depuis quelques années, le cinéma français, et plus particulièrement ses réalisatrices, trustent les lauriers dans les plus grands festivals. Au tour de Justine Triet d'être palmée à Cannes avec Anatomie d'une chute, son meilleur film et aussi le plus ambitieux. Tout en reconnaissant le savoir-faire de la mise en scène et l'intelligence du scénario, une question peut toutefois se poser dans le cas des films de procès : les plus vertigineux sont-ils ceux qui partent de faits réels, comme Saint Omer, par exemple, ou ceux qui ne sont que pure fiction, comme Anatomie d'une chute ? Les premiers aurait-on tendance à déclarer mais tout n'est-il pas finalement lié au talent du ou de la cinéaste ? Anatomie d'une chute dissèque le mécanisme d'un procès, les intentions de la défense, les angles d'attaque de l'accusation, et ce côté documentaire, s'il est convaincant, n'est pas particulièrement neuf, sans vouloir à tout prix convoquer les œuvres de Cayatte, pour comprendre que rendre justice est une entreprise délicate et imparfaite. Plus largement, avec une certaine cruauté, le film montre un couple en crise, tout en laissant au spectateur le soin de décider in fine les torts de l'une et de l'autre et, par conséquent, s"il s'agir d'un suicide, d'un accident, ou d'un crime. Dans ce jeu de la vérité introuvable, les autres membres du foyer concerné ont aussi leur rôle à jouer : le fils malvoyant et un chien très expressif. L'ordonnancement des scènes et l'évolution dramatique sont très habiles mais est-ce que l'ensemble méritait une récompense suprême à Cannes ? C'est en tous cas une façon de rendre hommage à la formidable Sandra Hüller, de retour aux sommets qu'elle avait atteints avec Toni Erdmann.
Salem de Jean-Bernard Marlin
Après le bel accueil réservé à Shéhérazade, Jean-Bernard Merlin revient avec un projet bien plus ambitieux, beaucoup trop sans doute, avec son mélange des genres, dont aucun ne parvient véritablement à séduire. Ce Roméo et Juliette des quartiers de Marseille, décrit d'emblée une violence caractérisée entre deux cités opposées : les Grillons et les Sauterelles. Mais, progressivement, le film va intégrer des éléments prophétiques et fantastiques, où de nouveaux insectes, des cigales, cette fois-ci, auront aussi leur mot à dire. Malédiction et résurrection, entre deux fusillades sanglantes, sont de la partie dans Salem, où visiblement, l'intrigue échappe au contrôle de son réalisateur. La conviction des comédiens n'est pas en cause mais la veine naturaliste du cinéma de Jean-Bernard Merlin a tendance à s'estomper devant un symbolisme et un mysticisme pesants alors que l'aspect de tragédie shakespearienne se noie dans une nuée qui mériterait un bon coup d'insecticide (désolé). Alors que la confusion règne dans un scénario de plus en plus nébuleux au fil des minutes, rien ne justifie une durée de près de 2 heures de projection, qui confine presque au supplice. Pourtant, on aurait bien aimer suivre le film dans ses visions intrépides, qui auraient eu besoin de bien plus de maîtrise, déjà à l'écriture, avant même de parler de mise en scène
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