Europe du Nord
Après l'agression (Je ne veux pas)
Miriam ressasse. Sans cesse. Cette jeune mère voulait profiter d'une soirée avec une amie. Elle a trop bu, a cherché un taxi et puis l'irréparable s'est produit. Un événement qui bouleverse sa vie en profondeur, va lézarder son couple, détruire sa confiance en elle et faire réapparaître ses traumatismes d'adolescente suicidaire. C'est Eva Aagaard, autrice danoise qui écrit mais l'on a l'impression que c'est Mariam qui se livre à nous corps et âme, sans filtre, confiant ses doutes, ses peurs et ses interrogations. Effacer sa culpabilité (a t-elle encouragé sans le vouloir son agresseur ?), se convaincre de son non consentement (Je ne veux pas, elle l'a dit, plusieurs fois), se décider à porter plainte (mais peut-être n'est-ce pas un viol puisqu'elle ne s'est pas débattue ?) : oui, Miriam ressasse et elle a désormais le sentiment de ne plus occuper le lieu où elle se trouve, car elle se trouve souvent en pensée dans la cave où a eu lieu ce ... Et puis il y a les autres, son époux, son bébé, son frère, sa meilleure amie, la police. Tout le monde compatit mais la juge, aussi, dans une société où une femme se doit d'être irréprochable, comme mère et comme épouse. Alors, Miriam se cherche et à vrai dire, on a peur pour elle. Qu'elle craque, qu'elle continue à penser, comme elle fait parfois, qu'elle ne vaut rien. Les phrases sont courtes, les chapitres également, et le style de Eva Aagaard reste simple mais terriblement dense pour décrire les états d'âme de cette femme en détresse dont on voudrait tenir la main pour l'aider à ne plus avoir d'obsessions qui la hantent, à ne plus refaire sans arrêt le film de son cauchemar. Le roman se termine de manière ouverte, mais avec peut-être un peu d'apaisement à venir, même si Miriam, elle, n'oubliera pas. Nous, non plus, à notre échelle.
L'auteure :
Eva Aagaard est née au Danemark. Elle a publié 2 livres.
Des harengs et des hommes (Soixante kilos de soleil)
Ah l'Islande, ce pays extravagant où il est fréquent d'y expérimenter les 4 saisons en une seule journée ! Et celui où, dit-on, la moitié de la population écrit et l'autre moitié lit. Évacuons les clichés mais admettons sans détour que la littérature islandaise recèle tout de même un tas d'auteurs passionnants et pas seulement dans le domaine du polar. Soixante kilos de soleil commence et se termine par une avalanche et les caprices de la nature font partie du rude quotidien d'habitants épinglés dans le roman à la veille du basculement vers le XXe siècle, qui sera celui de l'ouverture de l'île au monde. L'Islande, toujours dans le giron du Danemark, va du jour ou lendemain bénéficier de la pêche au hareng, réalisée non par eux-mêmes, peu sensibles au charme de ce poisson méprisé mais par des marins norvégiens (dont le pays appartient alors à la Suède, soit dit en passant) qui voient une aubaine dans la prolifération de ces bestioles amoureuses des mers froides, près des côtes de l'Islande. Très documenté sur l'histoire de son pays, Hallgrímur Helgason fait son miel de la description de l'arrivage des premiers tonneaux de harengs dans un fjord au nom imprononçable et de leur traitement, de l'éviscération à la salaison, avec un sens de l'épopée absolument renversant. Tout le reste dans le roman est à l'avenant, exacerbé et épidermique, des phénomènes climatiques, donc, aux tragédies concomitantes, en passant par les amours tumultueuses de ses personnages. C'est que non content d'être un roman historique et social exaltant, Soixante kilos de soleil se caractérise par son humour piquant et moqueur qui n'épargne surtout pas les habitants de son beau pays. Picaresque, parfois rabelaisien, et souvent désopilant, le livre est annoncé comme le premier volet d'une trilogie qui va remonter le cours de l'histoire islandaise moderne. De quoi frétiller d'aise, à l'aune de cette réjouissante mise en route.
L'auteur :
Hallgrímur Helgason est né le 18 février 1959 à Reykjavik. Il a publié 5 livres en français dont 101 Reykjavik et La femme à 1000°.
La nuit de l'ogre (Fille, 1983)
En 1983, Linn Ullmann a 16 ans et vit avec sa mère (Liv Ullmann) à New York. Son père, le célèbre cinéaste Ingmar Bergman, elle ne le voit que de manière épisodique. Près de 40 ans plus tard, devenue l'une des plus grandes autrices scandinaves, la jeune fille qu'elle a été vient lui "demander des comptes" sur ce qu'il s'est passé à Paris, une nuit de janvier 1983, avec un "grand" photographe de l'époque. Fille, 1983 sera donc un récit, davantage qu'un roman, celui des souvenirs douloureux d'une femme d'une cinquantaine d'années, qui essaie de reconstituer des faits en endossant les pensées de celle qu'elle fut et qui n'a jamais pu mettre de mots sur un traumatisme d'adolescence, qui a été longtemps dissimulé sous forme de déni. Viol, emprise, consentement : l'autrice n'emploie jamais ces termes pour expliquer ce qu'elle a vécu et subi. Elle cherche la précision, tout en tâtonnant entre le présent, après la période des confinements, et le passé, enfoui et dans lequel elle éprouve la nécessité impérieuse d'y revenir. Linn Ullmann n'a pas choisi la facilité, dans un constant va-et-vient temporel, en cherchant à exprimer les sentiments d'une jeune fille confrontée à la perte de l'innocence et à la naissance d'un mal-être qui ne cessera de la poursuivre, plutôt qu'à accabler son bourreau. Une drôle d'époque que ces années 80 où des messieurs d'un certain âge jouissaient sans état d'âme de leur pouvoir sur le corps de filles naïves et confuses. Loin de se soumettre à une quelconque radicalité, Fille, 1983 est un livre qui explore les territoires de l’ambiguïté et de la fragilité, dans une catharsis très personnelle, avec parfois les écrits des autres, Duras et Ernaux, par exemple, pour se sentir plus proche d'une communauté de femmes abîmées par l'insoutenable désir d'ogres, au sourire faussement tendre.
L'auteure :
Linn Ullmann est née le 9 août 1966 à Oslo. Elle a publié 7 livres dont Vertiges, Miséricorde et Je suis un ange venu du Nord.
Créatures sauvages (Les filles du chasseur d'ours)
Les filles du chasseur d'ours, un nouvel avatar du genre de Nature Writing, très à la mode, ces temps-ci ? Pas vraiment, car ce récit d'émancipation féroce en dynamite les piliers, montrant un environnement hostile et la difficulté de vivre ensemble au sein d'un petit groupe, loin de la civilisation, fût-il composé de sept sœurs, héritières d'un père qui leur a appris à se méfier de la société. Le livre de la Suédoise Anneli Jordahl ne fait pas dans la dentelle avec ces jeunes femmes livrées à elles-mêmes, au sein d'une hiérarchie imposée qui encourage la rébellion de certaines, eu égard aux caractères très dissemblables de ces héroïnes. L'autrice ressuscite au passage le souvenir du regretté Arto Paasilinna, qui nous a enchanté durant de nombreuses années. Mais la manière de Anneli Jordahl est bien plus corsée, la vulgarité ne lui pas peur, alors que l'humour, robuste, emplit des pages où l'on s'ennuie jamais des moments passés auprès de ces rebelles qui boivent, fument et éructent, au nez et à la barbe des bêtes de la forêt primitive finlandaise, non loin de la frontière suédoise, à 150 km des premiers voisins. Chacun tirera les enseignements de ce retour à la nature forcené, avec une dernière partie de roman moins ébouriffante mais toujours passionnante, où la domestication de ces sauvageonnes emprunte des chemins évidemment pas orthodoxes. Anneli Jordahl a écrit bien d'autres romans, pas encore traduits en français, qui le seront peut-être à l'avenir , pour permettre de découvrir si Les filles du chasseur d'ours, à la santé tonitruante, marque une exception dans l’œuvre de l'écrivaine ou, au contraire, trace une continuité dans le peu politiquement correct. A suivre, espérons-le.
L'auteure :
Anneli Jordahl est née le 28 juin 1960 à Östersund (Suède). Elle a publié une quinzaine de livres.
Noir comme le passé (Les Parias)
L'auteur :
Arnaldur Indriðason est né le 28 janvier 1961 à Reykjavik. Il a publié 26 romans dont La cité des jarres, Hiver arctique, Passage des ombres et Le roi et l'horloger.
Au train où vont les choses (Prochain arrêt)
Après Les Survivants, une histoire de fratrie, dans une veine située entre Tchekhov et Bergman, Prochain arrêt, le deuxième roman de Alex Schulman, raconte à nouveau l'histoire d'une famille, se rapprochant encore davantage de son compatriote et cinéaste suédois. Comme dans son premier livre, l'auteur a singulièrement complexifié sa forme, avec des personnages qui prennent le train pour la même destination, à savoir Malma, une petite ville éloignée de Stockholm, mais pas à la même époque. Ils ont tous cependant un lien entre eux, que l'on découvre assez vite, et une existence marquée par la perte et une certaine angoisse de la solitude. Les couples, qui se sont promis de s'aimer toujours, se séparent, et l'enfant, qui croit en la permanence du lien maternel ou paternel, est déçu(e), inéluctablement. La tonalité est mélancolique mais ne manque pas d'une certaine beauté, comme la pluie qui cingle les vitres d'un wagon. Avec sa construction volontairement complexe, le récit recèle un certain nombre de mystères et oblige sans cesse à faire l'effort de se souvenir qui est qui. Ce n'est pas désagréable, comme dans Les Survivants, d'ailleurs, mais un poil artificiel tout de même, avec un nombre imposant de retours en arrière . Qu'aurait donné le même livre s'il nous avait été proposé dans sa stricte chronologie ? Il aurait perdu de son aspect thriller psychologique mais aurait peut-être gagné en densité émotionnelle. Et son pessimisme sur les relations humaines en aurait été encore renforcé. Mais Alex Schulman a préféré son rythme à lui, au train où vont les choses, et le voyage, somme toute, laissera plutôt de bons souvenirs.
L'auteur :
Alex Schulman est né le 17 février 1976 à Skåne (Suède). Il a publié Les Survivants.
Une Trabant dans un parc (Mon sous-marin jaune)
Jón Kalman Stefánsson est un auteur singulier et son roman autobiographique, Mon sous-marin jaune, ne pouvait être banal, à commencer par sa construction, tout sauf linéaire. Ce voyage dans le temps, notamment celui de l'enfance, est donc chaotique et cahoteuse, comme une balade en Trabant, la voiture du père, en cette Islande de la fin des années 60, au moment où la mère du narrateur s'éteint. C'est l'événement majeur du livre, celui qui induit le passage entre plusieurs strates de réalité, l'une réelle, si l'on ose dire, et les autres imaginaires et fantasmées. Outre l'Islande, entre Reykjavik, Keflavik et la province des Strandir, à partir des années 70, le roman nous transporte sans crier gare jusqu'au Moyen-Orient en l'an 33 ou même, plus loin encore dans le temps, en Mésopotamie. Le talent de l'auteur fait que l'on est parfois déboussolé mais jamais perdu tout à fait, même quand Dieu le père, lui même, à moins que ce ne soit le Démon, intervient comme personnage secondaire, buveur et colérique, à côté d'autres figures inattendues comme Johnny Cash, par exemple. Une mère disparaît et les Beatles se séparent : les deux drames se produisent à quelques mois d'intervalle et perturbent la vie d'un garçon islandais. Incapable de trouver une consolation auprès d'un père qui ne s'intéresse pas à lui, étonnez-vous que notre jeune héros se réfugie dans la chaleur du foyer d'un vieux couple et surtout dans des conversations hautes en couleurs avec des défunts ! Tissé de noir mais traversé de belles plages de tendresse, voire d'humour irrésistible, Mon sous-marin jaune est le livre d'un écrivain qui approche de la soixantaine, jamais remis d'un traumatisme d'enfance, mais qui a finalement trouvé l'équilibre et la sérénité. Au début du livre, de nos jours, le narrateur aperçoit Paul McCartney, son idole, dans un parc londonien. Il aurait bien quelques mots à lui dire mais ce ne sera pas avant 400 pages d'une aventure triste et extravagante à la fois, et qui s'appelle la vie.
L'auteur :
Jón Kalman Stefánsson est né le 17 décembre 1963 à Reykjavik. Il a publié 14 romans dont Entre ciel et terre et Ton absence n'est que ténèbres.
La mère des acariens (La femme qui a reconstitué le monde)
Qui connaît Marie Hammer, née Jørgensen à Copenhague, en 1907, hormis les spécialistes en zoologie et entomologie ? Wikipédia, version française, ignore cette scientifique et aventurière qui, dans son domaine bien spécifique et avec son goût de l'exploration, mériterait une place équivalente à celle occupée par Isabelle Eberhardt ou d'Alexandra David-Néel. Danoise, elle aussi, Eva Tind raconte dans La femme qui a reconstitué le monde les grandes lignes d'une existence marquée par des recherches sur 5 continents, pour collecter les acariens de mousse, ces "bestioles" invisibles à l’œil nu et dont les caractéristiques communes, au Groenland, en Bolivie ou en Nouvelle-Zélande, l'ont amené à prouver la théorie de la dérive des continents, émise par le physicien-météorologue Alfred Wegener, encore controversée au lendemain de la seconde guerre mondiale. Le livre s'appuie sur les carnets de Marie Hammer et sur plusieurs interviews, faisant davantage appel à la fiction pour la vie de famille de la chercheuse, avec un mari et 4 enfants pour lesquels elle a été souvent absente, pour une mission au bout du monde. A travers sa destinée, c'est aussi la place des femmes dans la communauté scientifique qui est contée, semée d'embûches, de sarcasmes, de difficultés financières et matérielles, et parfois, heureusement, d'appui et de reconnaissance (tardive). Celle qui était surnommée "la mère des acariens" valait bien d'être l'héroïne d'un ouvrage entre la biographie et le roman, qui est obligé de réaliser quelques ellipses parfois frustrantes car il est difficile de faire autrement pour documenter la vie d'une femme aussi étonnante et qui a vécu 95 ans, dont 47 passés à sillonner le monde, le plus souvent seule et dans des conditions plus ou moins précaires.
L'auteure :
Eva Tind est née le 18 février 1974 à Pusan (Corée du Sud).
La peau du chagrin (Les monologues d'un hippocampe)
Après Le pays des phrases courtes qui a été bien accueilli en France, il était logique que son (excellent) éditeur, Le bruit du monde, complète notre connaissance de l’œuvre de l'autrice danoise Stine Pilgaard avec la traduction de son tout premier roman, publié en 2012 dans son pays, Les monologues d'un hippocampe. Le roman ressemble à une autofiction, centrée sur une jeune femme qui ne se remet pas d'un chagrin d'amour. Mais c'est avec un humour constant, et une certaine philosophie de l'existence, que le quotidien du personnage nous est conté, au contact d'un certain nombre de proches, plus ou moins compatissants à son désespoir. Ils sont tous plutôt pittoresques : le père, la mère, la meilleure amie et le médecin, et leur portrait ne manque pas de pimenter un livre agréable, qui ne prétend pas à une ambition démesurée, tout en analysant avec verve un spleen existentiel et un désir d'être aimé(e) par chacun(e) partagé. Un monologue, cependant, reste un exercice risqué et Stine Pilgaard a beau essayer de donner du rythme à son récit, ce dernier n'échappe pas à certaines redites qui rendent sa lecture moins fluide qu'espéré.
L'auteure :
Stine Pilgaard est née le 27 mars 1984 à Aarhus (Danemark). Elle a publié Le pays des phrases courtes.
Jeux de mots (Eden)
L'idéal, pour goûter toute la saveur des jeux sur les mots d’Éden, serait de lire le dernier roman de Auður Ava Ólafsdóttir en Islandais. Faute de quoi, un peu de la poésie du livre s'évade forcément, mais point trop quand même, grâce à 'excellente traduction de Eric Boury, pour autant que l'on puisse en juger. En tous cas, pas de mauvaise surprise à l'horizon quand on a apprécie l'autrice depuis Rosa Candida dont la fantaisie, pas déconnectée du monde pour autant, fait toujours autant merveille. L'héroïne de Éden, Alba, linguiste de son état, s'est résolue à changer de vie, à la campagne, et ses réflexions, autour de son environnement et du monde tel qu'il va mais aussi des mille et une subtilités de la langue islandaise, s'inscrivent dans un vagabondage narratif d'où l'humour n'est jamais absent, pour notre plus grand plaisir. D'écologie et de réfugiés, il y est notamment question, mais non pas sur un ton comminatoire mais au contraire sur un mode tolérant et curieux, y compris lorsqu'il s'agit de documenter l'absurdité de nos existences. Avec cette chère Auður Ava, c'est le gai savoir et le respect des différences qui mènent la danse. Le monde est tragique, peut-être, mais ce n'est pas une raison pour perdre le moral et notre capacité à nous réinventer, tout comme Alba.
L'auteure :
Auður Ava Ólafsdóttir est née en 1958 à Reykjavik. Elle a publié 8 romans dont Rosa Candida, Miss Islande et La vérité sur la lumière.