Italie/Grèce/Turquie/Malte
Duel au sommet (Le Duc)
Matteo Melchiorre est médiéviste et spécialiste de l'histoire de la montagne et des forêts. Avec Le Duc, il est devenu romancier et sa connaissance des domaines énoncés plus haut a certes enrichi son livre de manière dense mais ceci n'explique pas seulement la haute qualité d'un ouvrage, admirablement conçu, au travers d'un récit sinueux et implacable, celui d'une guerre ouverte entre deux individus opposés par la naissance et la connaissance du lieu où ils vivent. D'un côté, un héritier d'une longue et noble lignée (c'est le narrateur), de l'autre, un modeste paysan, au départ, qui est devenu un véritable chef, sans scrupules, et auquel toute les habitants de la contrée, ou presque, se soumettent, sans tergiverser. Cette histoire de duel au sommet, et pas seulement parce qu'il se déroule au flanc d'une montagne, est déjà en soi épique, grâce au style somptueux de l'auteur, d'une infinie majesté et traversé d'ironie mais bien d'autres éléments viennent étoffer sa trame. Ils sont philosophiques, historiques, écologiques et même fantastiques, ce n'est pas la corneille aux ailes blanches, qui revient de temps à autre, au fil des pages, qui dira le contraire. Si les épisodes spectaculaires ne manquent pas (une tempête dantesque, par exemple), pas plus que les personnages admirablement dessinés (il y a peu de femmes mais elles sont marquantes), Melchiorre ne s'interdit nullement des réflexions sur des sujets aussi vastes que l'atavisme, la mémoire, le rôle de l'homme dans la nature, ou encore l'importance de trouver sa place dans la communauté humaine, dans l'endroit précis qui nous correspond. Le Duc est un roman puissant, tellurique même, dont une seule lecture n'épuise sans doute pas les immenses richesses.
L'auteur :
Matteo Melchiorre est né le 2 février 1981 en Italie.
Contes cruels de l'existence (La passagère des neiges)
Nuit d'absinthe, la première et unique traduction de Ayfer Tunç, jusqu'à avril de cette années, date de 2013. Autant dire que la découverte de La passagère des neiges, chez Zulma, a tout de la bonne surprise, pour peu que l'on apprécie les nouvelles, quant elles sont aussi cinglantes que celles-ci. Les récits sont au nombre de six mais le premier d'entre eux les domine, par sa longueur, d'abord, à peu près celle d'une novella, mais aussi par son ambition. C'est toute une vie qui est rembobinée, d'un musicien d'Istanbul, un temps exilé à Beyrouth, qui connaît les affres de l'amour et la déception qui s'ensuit, avant de faire souffrir la femme qui est la seule à l'aimer. C'est un conte cruel, écrit dans un style élégant et sûr, qui met parfaitement en condition pour les 5 nouvelles suivantes, toutes centrées sur l'amour et racontées à partir d'un personnage masculin que l'autrice turque s'amuse, de manière machiavélique, malicieuse et peut-être un peu sadique, à pousser dans ses retranchements, qui sont finalement assez limités. L'écrivaine écrit sur la déception amère des existences, sur leur solitude, leur vacuité, leur égoïsme ou leur désespoir, sur la condition féminine, aussi, et sur les disparités de la société turque, d'Istanbul à un bourg rural, qui pourrait être situé en Anatolie. Cerise ironique sur le gâteau, la dernière nouvelle évoque l'errance de personnages en quête d'auteur et donc de hauteur, dont l'existence fictive est faite de folles espérances et de déréliction. Au fond, ne sont-ils pareils à nous, pauvres humains, dont la vie ne dépend que du regard, affectionné ou non, des autres.
L'auteure :
Ayfer Tunç est née le 2 mars 1961 à Adapazan (Turquie). Elle a publié une quinzaine de livres.
La rage et la paix (Cœur noir)
Silvia Avallone n'avait que 25 ans quand elle a déboulé dans le paysage littéraire italien avec D'acier. Une véritable déflagration. Il était évidemment difficile pour elle de faire aussi fort dans les romans qui ont suivi mais aucun n'a vraiment déçu, même si l'on attendait (espérait) un livre qui montrerait quelle puissance de feu pouvait exprimer la prose de la native de Biella, dans le Piémont. Avec son addictif Cœur noir, voilà qui est fait, avec toute la rage, la crudité et la tendresse qui se mêlent à nouveau dans un roman qui nous fait avoir les yeux humides à plusieurs reprises, ce qui n'est pas si commun. Le récit est celui d'une seconde chance que son héroïne, Emilia, pense ne pas mériter, après l'acte indicible qu'elle a commis, durant son adolescence, et qui la poursuit comme une ombre persistante, même si elle en a payé durement le prix. C'est tout l'art de l'autrice que de naviguer sans cesse entre présent et passé, non seulement autour d'Emilia mais aussi d'un autre solitaire qui doit, lui aussi, essayer de cautériser une plaie encore à vif. Deux âmes blessées, l'une coupable, l'autre victime, et le monde à côté, qui ne tourne pas rond pour eux. Ce que Emilia a fait, nous ne l'apprendrons que par bribes, avant la révélation complète, en toute fin de livre. Mais toutes les pages de Cœur noir vibrent sans exception, avec l'entière palette des sentiments humains, ressentis jusqu'à obstruer la gorge. Les années de réclusion, notamment, sont littéralement habitées de colère et de perdition, atténuées par une amitié entre filles (une constante chez la romancière) d'une saisissante beauté. La géographie du nord de l'Italie joue aussi un rôle primordial dans l'ouvrage : d'un petit village alpin, où l'on se réconforte parfois avec une liqueur aux noix, aux villes de Bologne, Ravenne ou Milan. Emilia trouvera t'elle enfin la paix rédemptrice et son cœur perdra t-il sa noirceur ? C'est la destination du roman mais le cheminement qui précède est de ceux qui ne s'oublient pas, tant pour la voyageuse que pour les témoins du périple que nous sommes, chamboulés et remués sans ménagement.
L'auteure :
Silvia Avallone est née le 11 avril 1984 à Biella (Italie). Elle a publié 7 livres dont D'acier, La vie parfaite et Une amitié.
Sur les talons d'une femme-trophée (La vie intime)
Depuis Comme Dieu le veut et surtout La fête du siècle, ses lecteurs le savent, Niccolò Ammaniti a la plume allègrement féroce pour décrire le monde moderne dans toute son absurdité, quitte à instiller dans ses livres quelques gouttes de provocation. Un peu à la manière d'un Ruben Östlund, au cinéma, et tant pis si les estomacs délicats digèrent mal son sens de la satire un brin corrosive. De ce point de vue, La vie intime marque un certain assagissement de l'auteur romain, mais son roman n'en reste pas moins délectable, riche en péripéties qui relèvent du tragi-comique. Le récit s'étend sur un peu moins d'une semaine, autour de la vie de l'épouse du président du Conseil italien, par ailleurs ancien mannequin et élue quelque temps plus tôt "la femme la plus belle du monde." Mais la susdite, prénommée Maria Cristina, a bien conscience qu'elle n'est qu'une femme-trophée, qui a pour principal office d'être splendide et de se taire. La vie intime est l'histoire d'un éveil et d'une quête, au départ peu clairs pour notre héroïne, le temps qu'elle ait le courage de se libérer de cet environnement anesthésiant. Tout en ne la quittant pas d'une semelle, ou plutôt d'un talon haut, Ammaniti radiographie avec son acuité habituelle notre société obsédée par l'image et soumise à l'arbitraire des réseaux sociaux. Le romancier, qui s'amuse en quelques apartés avec le lecteur, ne fait pas de cadeau à Maria Cristina, quelque peu paranoïaque, futile et vaniteuse, mais lui accorde des circonstances atténuantes, eu égard à son passé marqué par des deuils successifs. Insensiblement, il en fait un être certes perfectible et soumis qui va enfin, peut-être, cesser de jouer un rôle de potiche ou de ravissante idiote, si l'on préfère. Cette tendresse pour son personnage principal, qu'il met à nu progressivement, compte autant dans le plaisir pris au livre que son talent d'observateur caustique de nos mœurs contemporaines, le tout dans un impeccable style très visuel qui a valu à plusieurs de ses romans d'être adaptés à l'écran (L'été où j'ai grandi, Como Dio comanda, Moi et toi).
L'auteur :
Niccolò Ammaniti est né le 25 septembre 1966 à Rome. Il a publié 10 romans dont Comme Dieu le veut, La fête du siècle et Anna.
Produit international brut (Zamir)
Un ressortissant occidental qui s'installe en Orient s'appelle un expatrié. Mais quid d'un Oriental qui arrive en Occident, le terme utilisé n'est-il pas celui d'immigré ? Ce genre de considération, quoi qu'on puisse en penser, incite à la réflexion comme mille autres dans Zamir, le roman au lance-flammes du Turc Hakan Günday. Le plus troublant, c'est que l'auteur y décrit notre monde contemporain, avec des événements avérés, tout en y accolant une part de fiction (une guerre sino-russe, l'Allemagne qui expulse les Turcs de son territoire, etc.) plus que plausible, dans tous les points chauds d'une planète où la guerre et la répression semblent toujours être le sport favori des terriens. Dans cet univers sans pitié, au cynisme affiché, Günday a choisi un héros atypique, victime de la violence des humains dès le plus âge (défiguré par une bombe dans un camp de réfugiés), puis symbole marketing d'une organisation humanitaire, avant de devenir un négociateur de la paix très particulier, adepte des manipulations, des chantages et des compromissions les plus sordides. L'auteur pousse le bouchon très loin, avec cette comédie noire effrayante où il tire sur tout ce qui bouge, la charge principale étant réservée à l'humanitaire mais en élargissant son spectre à une carte sanglante de la géopolitique, où grandes puissances occidentales, dragons asiatiques et fausses démocraties africaines et moyen-orientales, entre autres, en prennent pour leur grade. Évidemment, avec ses allures de pamphlet, il arrive que la coupe déborde tant Hakan Günday met du cœur dans son entreprise de démolition. Il en fait peut-être un peu trop mais la puissance du roman est dévastatrice. Pour la tendresse et la résilience, ce n'est en tous cas pas chez lui qu'il faut s'adresser. Pour évoquer notre monde de brutes, le romancier a préféré l'outrance à la douceur, et c'est sacrément efficace.
L'auteur :
Hakan Günday est né le 29 mai 1976 à Rhodes. Il a publié 10 romans dont Encore.
Ottoman en emporte le vent (Les Dés)
Autant Madame Hayat, le roman précédent de Ahmet Altan, était exposé côté soleil, autant Les Dés renvoie à l'obscurité, celle de l'âme noire de son héros, Ziya, élevé dans le culte de son frère aîné, dont il a vengé l'assassinat, à seulement 16 ans. Seul la notion d'honneur trouve grâce aux yeux du tueur, alors que l'Empire ottoman décline inexorablement, en ce début de XXe siècle. L'auteur nous invite à partager les pensées d'un jeune homme qui n'a que le jeu pour éprouver des sensations fortes, même si moins intenses que l'acte de tuer. Ziya est un être complexe, auquel il manque l'éducation et un esprit clair, d'où sa difficulté de communiquer avec les femmes même si l'une d'entre elles, en particulier, lui fait découvrir de nouveaux sentiments. Avec Les Dés, une fois encore, le lecteur a l'impression de plonger dans un classique littéraire immédiat, dont le style impeccable force l'admiration. Contrairement à nombre d'écrivains actuels, Altan n'a pas besoin d'user d'artifices : pas de double ou triple intrigue, aucun changement de narrateur, nul jeu sur différentes temporalités, pas de twist à l'horizon. Chez l'auteur turc, la linéarité est puissante, inéluctable comme un destin qui court irrémédiablement vers le néant. Ottoman en emporte le vent.
L'auteur :
Ahmet Altan est né le 2 mars 1950 à Ankara. Il a publié 5 livres en français.
En suspension dans l'atmosphère (Tasmania)
Qu'est-ce qu'un nuage ? Un ensemble visible de particules d'eau très fines, liquides ou solides, maintenues en suspension dans l'atmosphère par les mouvements verticaux de l'air. En suspension dans l'atmosphère comme l'est le narrateur de Tasmania, un personnage qui ressemble de très près à Paolo Giordano, avec sans doute un peu de fiction pour accéder au rang de roman. De quoi s'agit-il ? De rien d'autre que d'une sorte de chronique de la vie d'un scientifique et écrivain blanc et hétérosexuel entre 2015 et 2020. Quelqu'un de concerné par l'évolution du monde (dérèglement climatique) et de déboussolé, aussi (féminisme), et tout autant préoccupé par la crise de son couple. Ceux qui ont modérément apprécié le livre lui reproche la quantité de sujets dans l'air du temps brassés ou effleurés car selon l'adage, qui trop embrasse mal étreint. C'est un point de vue mais c'est justement ce trop-plein qui fait le prix de cette confession d'un intellectuel plus ou moins aux prises avec la crise de la quarantaine qui approche. Au fond, il n'y a rien de neuf dans les interrogations qui saisissent Giordano : où va ce monde et quel y est ma place ? Passif, plutôt qu'actif, il est surtout contemplatif devant une certaine beauté, celle des nuages par exemple, et fasciné aussi par l'humain, jusque dans ses actes les plus atroces. A commencer par le choc des bombes sur Hiroshima et Nagasaki qui nous valent les pages les plus poignantes du livre. Mais sinon, le talent de conteur de Paolo Giordano, sa poésie et son ironie incluses, fait aussi merveille dans de simples considérations ou anecdotes, pour dire l'agitation humaine, très loin de la majesté des nuages.
L'auteur :
Paolo Giordano est né le 19 décembre 1982 à Turin. Il a publié 6 livres dont La solitude des nombres premiers, Dévorer le ciel et Contagions.
Le chaos de la création (Le Phénix)
Après Niki, Christos A. Chomenidis s'attaque à l'histoire d'un couple de légende du début du XXe siècle, en Grèce, composé du poète Anghelos Sikelianos et de son épouse Eva Palmer, historienne de l'art américaine. L'auteur prend une certaine liberté romanesque avec la réalité, en rebaptisant ses deux héros Pâris et Ivy, tout en respectant leur esprit anti-conformiste et les grands moments de leur existence échevelée. Celle-ci s'éloigne parfois de la Grèce, à Paris et à New York, notamment, ou à Smyrne, lors des guerres contre la Turquie, mais les deux rebelles admirateurs de l'Antiquité reviennent toujours vers le territoire hellène avec pour point d'orgue et presque final, l'organisation de somptueuses fête delphiques. Chomenidis, dont la plume manie souvent l'ironie pour illustrer les tentatives de grandeur utopique de ses personnages, dresse un portrait fascinant d'un pays en route (cahoteuse) vers la modernité, avec ses années de dictatures successives et de conflits incessants de territorialité. Au chaos historique correspond celui de la création selon Pâris, lancé dans des entreprises plus ou moins folles, bien aidé par les ressources financières d'Ivy. Sans atteindre les sommets du roman précédent de l'auteur, Le Phénix s'apprécie pour sa truculence, son humour et son lyrisme. Et se salue comme un hommage énamouré à la déraison des poètes, les plus à même d'essayer de donner au monde un brin d'audace, de démesure et de quête d'absolu.
L'auteur :
Christos A. Chomenidis est né le 3 août 1966 à Athènes. Il a publié 10 romans dont Le jeune sage, La voix volée et Niki.
En eaux troubles (Immersion)
C'est à une plongée en eaux troubles que nous convie Emiliano Poddi dans Immersion, celles du passé de la trop célèbre Leni Riefenstahl. En confrontant une protagoniste réelle à une autre, de fiction, Martha, l'auteur donne une puissance romanesque à un récit qui n'utilise la biographie de la cinéaste d'Hitler que pour donner plus de résonance à une quête imaginaire, mélange de recherche de la vérité et de vengeance. Deux plongeuses se font face aux Maldives, en cette année 2003, la vraie Leni, la "jeune" centenaire, et la fausse Martha, qui n'est pas là par hasard. Au milieu de descriptions assez fascinantes de la faune et de la flore de la Barrière de corail, Poddi insère des chapitres qui synthétisent la vie de Riefenstahl en quelques faits ou citations qui démontrent, s'il en était besoin, les petits arrangements avec la réalité et les contradictions de la réalisatrice du Triomphe de la volonté. Aussi horrible soit-elle, la personnalité de la propagandiste du 3ème Reich, reste l'une des plus incroyables du XXe siècle, avec une capacité de survie, plusieurs fois éprouvée, et de réinvention perpétuelle de sa propre existence, à travers sa carrière de danseuse, actrice, réalisatrice et photographe. De la même manière que Martha, le lecteur ne peut qu'éprouver des sentiments mêlés pour elle, même si le dégoût doit toujours l'emporter sur la séduction.
L'auteur :
Emiliano Poddi est né en 1975 en Italie. Il a publié 4 livres.
Environnement du rab (Fonte brute)
Il est rare d'avoir l'occasion de lire un écrivain chypriote. Force est cependant de constater que Fonte brute n'a vraiment rien de Chypriote. Le "scénario" du roman est attrayant avec les confessions post-mortem d'un homme qui bénéficie, le bienheureux, de 10 ans d'existence en plus sur la planète "Petite vie", dans son corps de 20 ans, quel veinard, avec pour mission essentielle de retrouver un écrivain et de reconstituer son roman le plus célèbre, sachant que dans cet outre-monde, le but est de compléter toute la mémoire de la Terre. Jusqu'ici, tout va bien, ou presque, et l'auteur explique d'emblée, avec abondance de détails, comment fonctionne cet environnement très particulier, constitué de défunts qui font du rab. Et puis, c'est le drame, tout dérape et le cauchemar commence dans un univers qui emprunte à la fois à Kafka, à Lynch et à Hitchcock, donnant des sueurs froides au héros de cette histoire mais surtout au lecteur, piégé dans un malström d'aventures et de situations à la logique absconse. Il faut bien s'accrocher pour supporter ce délire perpétuel, fruit de l'imagination très féconde de l'auteur, mais qui donne l'impression, guère confortable, d'avoir la tête enfoui dans une lessiveuse qui finit par vous essorer et vous laisser dans un état proche de la flaque d'eau.
L'auteur :
Sofronis Sofroniou est né en 1976 à Chypre.