Espagne/Portugal
Dans la maison hantée (Carcoma)
Le réalisme magique a bien changé depuis que certaines autrices latino américaines lui ont adjoint une véritable noirceur. Avec Carcoma, l'Espagnole Layla Martinez rejoint ainsi ses consœurs en littérature horrifique d'outre-Atlantique, notamment Mariana Enríquez et Natalia Garcia Freire. Le livre, que l'on pourrait qualifier de conte gothique, avec sa maison peuplée de fantômes, du genre à tirer les chevilles et à casser la vaisselle, est celui de 4 générations de femmes castillanes, de la guerre civile à nos jours, dans une société qui ne cesse de reproduire les inégalités. Ce sont deux narratrices, la grand-mère et sa petite-fille, qui nous guident dans le labyrinthes des événements passés et il n'y a pas d'autre choix que de leur faire confiance dans leur récit et d'en accepter la sombre cruauté. Sans discontinuer, sourd un irréductible désir de vengeance devant la malédiction qui réduit les femmes à vivre dans cette maison hantée. Une revanche à prendre contre les hommes, ces tourmenteurs éternels, et contre la société (franquiste, pour commencer) qui les condamne, par un déterminisme implacable, à la pauvreté et à l'ostracisme de leurs voisins qui ont peur de ces femmes et de leurs éventuels pouvoirs occultes. L'atmosphère de ce roman, qui se lit presque en apnée, est renforcée par le style cru et gorgé de ressentiment d'une écrivaine qui a puisé la matière de son livre dans son histoire familiale. Dans l'étrangeté et la haine recuite qu'il exhale, Carcoma subjugue par sa radicalité sans concession.
Un grand merci aux éditions du Seuil et à NetGalley.
L'auteure :
Layla Martinez est née en 1987 à Madrid.
Derrière le miroir (Le dernier jour de la vie antérieure)
Il y a dans ce livre un peu d'Alice au pays des merveilles et aussi des Autres, le formidable film d'Alejandro Amenabar. En tous cas, mieux vaut se raccrocher à quelques références quand le récit que l'on tient entre les mains, Le dernier jour de la vie antérieure, d'Andrés Barba, cultive à ce point le mystère et l'énigme, dans ce qu'il raconte. Une traversée du miroir, pour une agente immobilière jamais nommée, et une boucle temporelle pour l'enfant, fantôme d'une tragédie qui a peut-être eu lieu. Les deux personnages se rencontrent dans un appartement à vendre, s'entraident et s'apaisent dans cette étrange histoire qui peut (aussi) laisser totalement froid, de par sa prétendue poésie et qui peut éventuellement être lue comme un exercice de style forcé, tout empreint de maniérisme et qui exprime davantage de froideur que d'émotion. L'auteur dit avoir conçu ce court roman dans une période de crise. Sans doute est-il également conscient qu'il peut aussi bien fasciner qu'agacer. Et peut-être même avoir les deux effets simultanément !
L'auteur :
Andrés Barba est né en 1975 à Madrid. Il a publié 9 livres.
De l'ambiguité des héros (L'Italien)
Cela doit plaire à Arturo Pérez-Reverte, qui n'a plus rien à prouver, que d'écrire un roman qui héroïse des hommes qui combattaient du "mauvais côté" durant la seconde guerre mondiale. D'où une certaine ambivalence dans L'Italien, un récit historique qui préfère s'interroger sur l'idée de patriotisme, parfois liée à une idéologie repoussante comme celle du fascisme. L’ambiguïté est d'ailleurs au cœur du livre, avec un régime espagnol faussement neutre et une femme qui devient une espionne pour des raisons volontairement non explicitées : par amour ou par vengeance envers les Britanniques. Quoi qu'il en soit, L'Italien montre la maîtrise narrative de l'écrivain espagnol, toujours très à l'aise dans les situations de conflit, où tous les coups sont permis mais où les principaux protagonistes, actifs ou non, ne sont pas tout d'une pièce mais sont fréquemment soumis au doute. Pérez-Reverte mène bien sa barque, même si la mise en abyme qu'il propose n'ajoute rien à la puissance d'un texte qui décrit avec une précision diabolique, l'action insensée de plongeurs italiens pour saborder la flotte britannique stationnée à Gibraltar. Des faits historiques très peu connus pour une histoire à plusieurs entrées, éminemment romanesque, avec une belle et romantique passion amoureuse, dont il est peut-être dommage de connaître le dénouement, dès le démarrage du roman. Restent deux portraits, d'un homme et d'une femme, liés à une aventure hors normes, dans un contexte d'incertitudes et d'obscurité comme les affectionne l'auteur.
L'auteur :
Arturo Pérez-Reverte est né le 25 novembre 1951 à Carthagène (Espagne). Il a publié 29 romans dont Le maître d'escrime, La peau du tambour et Le tango de la vieille garde.
Chronique d'une disparition (Miss Mars)
Découvrir un nouvel auteur et se promettre de le suivre à l'avenir est un plaisir de gourmet, tout aussi agréable que celui qui consiste à ne pas rater un seul des livres de ses écrivains préférés depuis longtemps. Ce préambule pour dire que Miss Mars est un petit bijou sensible et malicieux, qui mériterait un succès plus grand que celui qu'il connaît depuis sa parution et qui montre un romancier au sommet de son art, y compris dans sa manière de faire lanterner le lecteur et de le piéger, au final, dans un dénouement stupéfiant et d'un romanesque fou. Nico, le narrateur de Miss Mars a vécu son enfance et adolescence dans un petit village de Galice où a eu lieu un événement dramatique, 25 ans plus tôt, avec la disparition inexpliquée d'une fillette, le soir même du mariage de sa fantasque et très jeune maman. Si Nico revient dans le village, c'est dans le but d'assister une célèbre journaliste qui a décidé de tourner un documentaire sur l'affaire. Le livre progresse au fil des entrevues avec les témoins de l'époque, qui ont tous vieilli, évidemment et qui mentent peut-être ou fantasment, sans doute. C'est le prétexte pour Manuel Jabois, au-delà d'un suspense bien agencé, de parler de sa région natale, avec sa beauté sauvage, ses secrets, ses malédictions et de la présence obsédante et parfois maléfique de la mer. Une occasion aussi pour évoquer les emballements de la jeunesse et ce qui reste des amitiés "éternelles" que le passage du temps a abîmé. Cette chronique d'une disparition est surtout celle d'une région si particulière que le cinéma espagnol a évoqué dans deux films récents, marquants et très différents que sont Matria et le chef d’œuvre As Bestas.
L'auteur :
Manuel Jabois est né en 1978 à Sanxenxo (Espagne). Il a publié 8 livres.
Principes tordus d'éducation (La Famille)
Véritablement reconnue en France depuis la parution d'Un amour (son adaptation cinématographique, réalisée par Isabel Coixet, plus que honorable, sortira en octobre), Sara Mesa mériterait de faire encore plus d'adeptes avec La Famille, un roman en partie inspiré par son enfance. Le livre fait un peu penser, en moins radical et sordide, au terrifiant Canine de Yórgos Lánthimos. Point de violences physiques dans La Famille mais un ordre moral inflexible au service d'un "projet" paternel qui passe, auprès de ses 4 enfants, par des humiliations, des entraves systématiques à tout désir d'émancipation et des tas d'interdits, pour leur propre, bien, évidemment. Un climat oppressant, qui bride toute gaieté ou esprit d'initiative, avec pas moins que Gandhi comme modèle, pour un père obsédé par les éventuelles fantaisies et pas de côté de ses enfants, non conformes à son austère éthique de vie et ses principes d"éducation. Le livre alterne ce destructeur tableau de famille, avec des scènes du futur, une fois que les enfants auront grandi, avec de sérieuses séquelles dans leur vie d'adulte. Cependant, la romancière garde de larges parts de mystère, nous frustrant quelque peu, tout en titillant notre imagination. Le livre est subtil, parsemé de moments terribles par ce qu'ils impliquent de soumission, de honte et d'aliénation. Si le cinéma devait s'emparer à nouveau de ce roman, il faudrait quelqu'un de très brillant pour en réaliser l'adaptation, de la trempe d'un Haneke, par exemple.
L'auteure :
Sara Mesa est née en 1976 à Madrid. Elle a publié 12 livres dont Cicatrice et Un amour.
Le combattant des frontières (Sidi)
"Il y a de nombreux Ruy Díaz dans la tradition espagnole, et celui-ci est le mien." Le Cid d'Arturo Pérez-Reverte est donc très personnel, fruit du mariage fécond entre histoire, légende et imagination. Et par conséquent, loin de celui de Corneille ou du brillant film éponyme de Anthony Mann. Plutôt qu'une biographie exhaustive, l'écrivain a choisi de se concentrer sur une courte période de l'existence du héros, d'une bataille à une autre, toujours à proximité des frontières, au moment de son exil et de son passage au service d'un souverain Maure. Se vendre au mieux offrant, alors que les alliances sont alors fluctuantes dans l'Espagne chaotique du XIe siècle, semble une obligation économique pour celui qui ne craint pas d'être traité de mercenaire. Dans Sidi, Pérez-Reverte insiste sur la qualité de chef de guerre de Ruy Díaz, stratège habile et meneur d'hommes sans pareil. Si l'auteur excelle dans la description des batailles et de la cruauté du traitement des vaincus, la partie la plus passionnante du livre, bien que nécessairement en grande partie imaginée, est celle de la psychologie d'un héros humble, courageux et madré et de ses relations, parfois à la limite de l'insolence, avec les puissants de l'époque, comme un homme soumis aux ordres mais néanmoins libre de ses pensées et de ses faits et gestes. Tout juste manque t-il à ce récit flamboyant, bien dans la manière d'un auteur qui ne cesse de revisiter l'histoire de son pays, une touche féminine. L'on se prend à rêver d'une vie de Chimène, loin des fracas des combats de son époux, narrée par le romancier de La peau du tambour. Qui sait s'il ne l'écrira pas, un jour ?
L'auteur :
Arturo Pérez-Reverte est né le 25 novembre 1951 à Carthagène (Espagne). Il a publié 27 romans dont Le club Dumas, La peau du tambour, Le tango de la vieille garde et Deux hommes de bien.
Le théâtre du crime (Étude en noir)
A première vue, Étude en noir semble ne pas s'inscrire dans l'univers habituel de José Carlos Somoza, à partir du moment où l'action se déroule vers la fin du XIXe siècle, mais il contient suffisamment d'éléments de fantastique, surtout dans ses derniers chapitres, pour ne pas annoncer un verdict aussi définitif. Fascinant, en tous cas, ce nouveau roman de l'écrivain espagnol l'est assurément, avec pour principaux protagonistes une infirmière (et narratrice) et son patient qui ne bouge presque jamais de sa chambre située dans un établissement psychiatrique haut de gamme à Portsmouth. Au moment où ces deux-là se rencontrent, une série de crimes horribles commence, frappant les mendiants de la ville. N'en disons pas plus car les surprises et les retournements de situation dans ce roman presque "à la Dickens", qui s'intéresse beaucoup aux théâtres clandestins dont les spectacles peuvent être qualifiés d'obscènes et de scandaleux (ce dernier terme, en italique, est celui qui revient le plus dans le roman). Ah oui, il y a également un autre protagoniste d'importance à signaler : un médecin nommé Conan Doyle qui griffonne déjà dans son temps libre des aventures mettant en scène un certain Sherlock Holmes. Thriller, roman gothique ou récit d'horreur, Étude en noir se nourrit aussi de surnaturel dans une ambiance délicieusement glauque. Moins vertigineux que la plupart des autres livres de José Carlos Somoza, le présent ouvrage est sans doute, par ricochet, le plus immédiatement accessible. Mais ce n'est pas le moins brillant de tous, certainement pas.
L'auteur :
José Carlos Somoza est né le 13 novembre 1959 à La Havane. Il a publié 19 livres dont La théorie des cordes, L'appât et L'origine du mal.
En mode Majorque (Le château de Barbe Bleue)
Troisième et dernier épisode de la série Terra Alta, Le château de Barbe Bleue se situe en grande partie sur l'île de Majorque, dans un avenir proche (2035). Si l'on y perd un peu de l'atmosphère de la région qui donne son nom à la trilogie, Melchor, son personnage principal, est fort heureusement bien de la partie. Cet ancien taulard puis policier est devenu bibliothécaire et mène à présent une vie rangée où toute son attention va à sa fille, désormais adolescente. L'enlèvement de cette dernière va l'obliger à sortir de nouveau de ses gonds, jusqu'à à une opération d'envergure et vengeresse. Le suspense et l'action sont au rendez-vous mais Javier Cercas signe surtout un roman introspectif où les relations père/fille prennent la première place, marquées par les peines rétrospectives et les mensonges protecteurs et maladroits. Le cheminement du livre n'offre pas de surprise majeure et sa toile de fond, autour des violences faites aux femmes, ne peut qu'inciter à adhérer à son propos, mais le livre fourmille de petits détails ou de digressions qui le rendent très attachant. Et Melchor reste toujours fascinant et terriblement humain, avec ses failles et ses cicatrices, son appétit pour les sandwiches au thon, son abstinence et ses lectures de Tourgueniev. Accessoirement, et comme dans son roman précédent, une mise en abyme fait apparaître l'auteur, avec un sens de l'auto-dérision qui ne manque pas de piquant. A vrai dire, si la lecture du Château de Barbe Bleue est aussi plaisante, cela est dû, en assez grande partie, aux deux tomes précédents, qui permettent de nombreux non-dits qui enrichissent notre compréhension des faits, gestes et pensées de son héros, de son désir de tranquillité comme de ses colères irrépressibles contre les injustices et les saletés du monde qui l'entoure.
L'auteur :
Javier Cercas est né le 6 avril 1962 à Ibahernando (Espagne). Il a publié 12 romans dont Les lois de la frontière, L'imposteur et Le monarque des ombres.
Tous pourris (Château de cartes)
A l'origine Journaliste économique, le portugais Miguel Szymanski dresse un portrait terrifiant du monde bancaire dans son pays avec Château de cartes, premier volet d'une série qui met en scène un ancien journaliste reconverti en chef de brigade financière, le dénommé Marcelo Silva. Ce dernier est le héros de Château de cartes, l'un des seuls personnages positifs d'un livre très documenté qui tombe à bras raccourcis sur un système corrompu jusqu'à la moelle, dont la vilenie ruisselle des banquiers aux journalistes en passant par les politiques. Tous pourris dans une ville de Lisbonne transfigurée, dont l'authenticité s'est perdue face à l'invasion touristique et à la gentrification galopante. L'auteur ne fait pas dans la mesure, ce n'est pas ce qu'on lui demande, mais il a en revanche le tort de multiplier les sous-intrigues et les protagonistes, en omettant de resserrer l'action sur l'enquête et la personnalité de son personnage principal. Lequel, d'ailleurs, au-delà de son amour des femmes et du vin, manque un peu de substance. Souvent efficace, quand il évite de se disperser, Château de cartes aurait gagné en fluidité en limitant son caractère choral. Mais il y a du potentiel, comme le montrera sans doute le deuxième volume de la série, déjà publié au Portugal.
L'auteur :
Miguel Szymanski est né en 1966 à Faro (Portugal). Il a publié 2 romans.
Battre la campagne (Un amour)
On retrouve dans Un amour de Sara Mesa une situation de départ qui rappelle celle de nombreux films de suspense et/ou d'horreur, avec une femme, Natalia, qui a tout quitté, la ville et son travail, entre autres, pour un coin de campagne isolé (Men ou L'Ogre commencent ainsi). Un exil qui correspond à la recherche d'une vie nouvelle et à l'oubli d'un traumatisme récent. Un amour est écrit à la troisième personne mais il donne l'impression de l'être à la première tant les moindres faits et gestes ou surtout pensées de Natalia nous sont livrées par le détail. Sara Mesa est tout aussi à l'aise pour créer une ambiance lourde pour son héroïne, avec son lot de personnages masculins inquiétants ou incompréhensibles, tout du moins dans l'esprit de Natalia, qui commence à battre la campagne (mais jusqu'à quel point ?), c'est le cas de le dire. Toujours dans l'entre-deux entre réalité et fantasmes, Un amour se dirige tout droit vers une tragédie, croit-on deviner, mais la romancière sait jouer avec les nerfs des lecteurs sans laisser s'échapper ses réelles intentions. Le livre est court, trapu et svelte à la fois, assez différent des autres grands livres espagnols parus ce printemps sous la plume de Almudena Grandes, Javier Cercas et Arturo Pérez-Reverte. Sa singularité oppressante n'en est que plus passionnante à découvrir.
L'auteure :
Sara Mesa est née en 1976 à Madrid. Elle a publié 8 romans dont Quatre par quatre et Cicatrice.