Europe centrale et orientale
La mort dans l'île (La mort de la petite fille aux allumettes)
Fantasmes et désollusions (Je ne bouge pas d'ici)
Sauf erreur, Rumena Bužarovska, que l'on a découverte en France, chez Gallimard, en 2022, avec son recueil de nouvelles Mon cher mari, n'a toujours pas écrit de roman. Ce qui est fort dommage, eu égard au potentiel que recèle chacune des histoires qu'elle nous offre dans sa nouvelle collection de nouvelles, intitulée Je ne bouge pas d'ici. Que ce soit à la première où à la troisième personne, les récits de l'autrice Nord-Macédonienne témoignent une fois encore de ses qualités dans le domaine de la raillerie, vis-à-vis de ses compatriotes, presque toujours des femmes, qu'elles habitent au pays ou soient expatriées, dans une contrée anglo-saxonne. Dans ces contes cruels, Rumena Bužarovska ne ménage personne, pas d'inquiétude, les hommes en prennent aussi pour leur grade, pointant du doigt la jalousie, la médiocrité, l'insatisfaction, la honte ou l'intolérance des unes et des autres, dans des situations embarrassantes de comparaisons de statut ou de confrontations. La nouvelliste ne craint pas les scènes à la limite du sordide, inconfortables autant pour les protagonistes que pour le lecteur, dont la seule défense est de rire jaune, s'il apprécie l'humour noir. La native de Skopje se surpasse dans sa dernière nouvelle, Le 8 mars - L'accordéon, un sommet d'humeur sardonique pour clouer au pilori la dégradation sociale de la Macédoine du Nord et les complexes et l'envie de ses habitants vis-à-vis de l'Amérique, qui reste terre de fantasmes, avant de devenir lieu de désillusions.
L'auteure :
Rumena Bužarovska est née en 1981 à Skopje (Macédoine du Nord). Elle a publié 4 recueils de nouvelles dont Mon cher mari.
Des guerres sans fin (Rouge)
A peine sortie de l'ère soviétique et fraîchement indépendante, l'Arménie a connu presque aussitôt une première guerre du Haut-Karabakh, contre l'Azerbaïdjan. La paix n'a jamais véritablement régné entre ces deux pays, toujours autour du territoire convoité, et un deuxième conflit a eu lieu en 2020, conclu par la victoire du gouvernement de Bakou, appuyé par les Turcs. Mais la tension reste permanente et l'apaisement ne semble pas proche. De ces guerres sans fin, Hovik Afyan fait son sujet dans Rouge, non sur le plan politique, mais sur ses aspects humains et ses dommages, directs et collatéraux, dans la population arménienne. Les chapitres de ce court roman alternent entre les deux époques et des personnages se croisent, parfois sans se connaître. Des hommes, des femmes, des enfants, tous sont victimes, tous sont brisés dans leurs élans et leurs espoirs. Il y a pourtant l'art, la danse et la peinture, pour deux des personnages principaux, mais ils ne sont pas suffisamment forts pour empêcher les destructions, physiques et mentales. Et l'amour ? Il est présent ou l'a été mais suffit-il pour servir de gilet pare-balles ? Pour dire l'horreur, la déréliction, la mort, la faim et quelques rares éclaircies passagères, l'auteur use d'une langue poétique sans afféteries. Cette voix d'une littérature arménienne que l'on connaît si peu, fait à la fois du mal et du bien car elle témoigne et, malgré tout, ne veut pas se résigner pas à la désolation.
L'auteur :
Hovik Afyan est né le 29 juillet 1983 à Abovyan (Arménie).
Les fissures de l'amont (La Rivière)
Les précieuses éditions Bleu et jaune nous offrent avec La Rivière un premier roman d'une autrice lettone, Laura Vinogradova, dont la brièveté et la simplicité de style servent une narration fluide, dont la douceur apparente décrit pourtant un personnage fissuré de partout. Dina, 37 ans, vit sans sa sœur disparue depuis 10 ans, et sans sa mère, dont on apprendra au milieu du livre où elle se trouve. Quant à son père, qu'elle n'a jamais connu, il vient de mourir et c'est dans sa maison, à la campagne, près d'une rivière, qu'elle vient panser ses blessures, certaines datant de l'enfance, et peut-être retrouver le goût de vivre. Cette femme qui recherche la solitude et se révèle méfiante vis-à-vis de ses prévenants voisins va t'elle baisser les armes, accepter enfin le deuil de sa sœur et se reconnecter aux autres ? Malgré ou à cause de ses phrases courtes, de sa précision dans la description des gestes du quotidien, de son élégie discrète d'une nature apaisante, La Rivière est une lecture dense et profonde qui sait aussi portraiturer ses personnages secondaires en quelques mots seulement et exhale les parfums de la détresse et de la mélancolie avec une certaine grâce. La romancière se révèle également, l'air de rien, capable de nous surprendre dans le cheminement de Ruta, laquelle, avare de ses mots, est une héroïne aussi insaisissable et faussement passive, qui a compris que sa guérison passait finalement par la bienveillance de ceux qui l'entourent et par sa propre acceptation d'une vie qui doit regarder vers l'aval plutôt que vers l'amont.
L'auteure :
Laura Vinogradova est née le 31 mai 1984 en Lettonie.
Le photographe de la mort (Ténèbres et Compagnie)
Dans sa postface à Ténèbres et Compagnie, dont la traduction française ne nous parvient que 12 ans après son édition lituanienne, Sigitas Parulskis a ressenti le besoin de se justifier d'avoir écrit un tel roman, sur un sujet tabou dans son pays. "Écrire en Lituanie sur le massacre des Juifs est obscène" explique t-il, et pourtant il l'a fait, pour le devoir de mémoire et pour reconnaître que les zones noires de la collaboration dans son pays ne devaient plus rester occultées. Ils ont effectivement été nombreux, comme dans d'autres pays européens, les "partisans" lituaniens qui ont participé à cette liquidation raciale, sous les ordres des nazis, certes, mais avec un zèle et une sauvagerie qui font froid dans le dos. Le héros du livre, photographe chargé de "recueillir" l'expression des victimes après leur mort, pour le compte d'un officier SS est à la fois témoin des atrocités commises mais y contribue aussi, à sa manière passive, d'où son sentiment d'horreur qui confine à la culpabilité. Certains passages du roman sont insoutenables et Parulskis n'en rajoute pourtant pas, décrivant avec précision les états d'âme de cet "artiste de la mort" malgré lui. Il y a, heureusement, une histoire d'amour au sein du récit, qui vient quelque peu atténuer les ténèbres mais certainement pas de les éclaircir. Le dégoût devant la bestialité humaine; en temps de guerre, n'est pas un sentiment aisément supportable et l'auteur en a éprouvé lui-même pendant l'écriture de Ténèbres et Compagnie, sachant aussi pertinemment quelles réactions il allait susciter dans son pays. Mais plus forte a été "la honte d’avoir si longtemps, comme la majorité des Lituaniens, esquivé la vérité." Et c'est elle qui l'a incité à écrire un tel ouvrage.
L'auteur :
Sigitas Parulskis est né le 10 février 1965 à Obeliai (Lituanie). Il a publié 5 romans.
Un braiement nommé plaisir (Les enfants de Sainte Marguerite)
Une lecture légère, mais non pas mièvre, entre deux ouvrages plus sombres, cela ne se refuse pas. La troisième traduction française de l'auteur croate Ante Tomić, Les enfants de Sainte-Marguerite, n'est pas de ces romans qui laissent un souvenir impérissable mais le plaisir immédiat est une denrée pas si fréquente en littérature contemporaine pour se permettre de le négliger. Ce livre choral insulaire et adriatique nous présente une dizaine de personnages parfois pagnolesques, qui se croisent tous les jours (un prêtre, un policier, les filles du susdit, etc.) ou ne font que passer, comme ce migrant venu de Syrie, d'une beauté stupéfiante, une autorité en matière de ćevapčići, un plaisancier ruiné, ou encore un couple autrichien venu en dernier recours, en mal de fertilité. Tout ce beau monde participe à l'ambiance estivale de l'île et les quelques drames qui surviennent ne sont pas susceptibles de la gâcher définitivement. N'oublions pas un âne omniscient, lequel braie à s'en décrocher la mâchoire, dès lors que son instinct l'avertit qu'un coït est en cours, à proximité. L'absurde et le cocasse font bon ménage dans un récit modeste qui ne vise pas à l'étude sociologique mais à nous faire oublier les soucis du quotidien et la folie, destructrice, celle-ci, du monde.
L'auteur :
Ante Tomić est est né le 22 avril 1970 à Prolozac (Croatie). Il a publié 5 livres dont Qu'est-ce qu'un homme sans moustache et Miracle à la Combe aux aspics.
Trois survivantes et un fantôme (La lumière vacillante)
Nous sommes nombreux à avoir ressenti un véritable coup de foudre, en lisant, il y a quelques années, La huitième vie de Nino Haratischwili. Un récit encore plus électrisant pour ceux qui ont eu la chance de visiter la Géorgie, aux somptueux paysages, dans la première décennie de ce siècle, alors que le tumulte des premières années d'indépendance s'était peu à peu atténué, bien qu'il en reste des stigmates, à Tbilissi, particulièrement. Drôle de pays magnifique où Staline représente encore, pour une partie importante de la population, une sorte de héros, en dépit de ses crimes. Mais revenons plutôt à la romancière géorgienne qui, certes, écrit en Allemand et travaille loin de son pays natal mais dont les racines sont tellement ancrées en elle qu'elle y revient encore, avec une fresque sombre comme une nuit sans lune et ébouriffante, portant le titre de La lumière vacillante, bien moins puissant que son contenu. Avec d'incessants retours en arrière, à partir d'une exposition de photographies à Bruxelles, le livre raconte la Géorgie déchirée des guerres de l'après-indépendance : civile d'abord, en Abkhazie ensuite, et celle des gangs qui terrorisent Tbilissi, alors que le pays vit dans une complète pénurie. Trop de choses se passent dans le roman pour pouvoir être synthétisées en quelques lignes : c'est l'histoire de la jeunesse de quatre amies prodigieuses, avec quelques hauts et beaucoup de bas, dans une époque abominable où la mort frappe l'une d'entre elles -on le sait au début du livre, on apprendra précisément comment, à la fin- et leurs proches, frères ou amoureux notamment, certains rendus fous par la précarité des temps. Le livre est très noir, reflet d'une période d'une violence difficile à imaginer, de laquelle émergent trois survivantes et de nombreux fantômes, dont la D'Artagnan parmi ces trois mousquetaires. Par son talent dramatique et sa capacité d'évocation, Nino Haratisschwili témoigne à quel point la sauvagerie des hommes, dans une société anarchique, peut faire tant de victimes, et parmi elles des femmes qui ne demandaient rien d'autre que la liberté de vivre avec insouciance leur jeunesse et d'aimer sans craindre pour leur existence ou celles de leurs êtres chers.
L'auteure :
Nino Haratischwili est née le 8 juin 1983 à Tbilissi (Géorgie). Elle a publié Mon doux jumeau, La huitième vie et Le chat, le général et la corneille.
La génération de la violence et de la tristesse (Saison toxique pour les fœtus)
Si Saison toxique pour les fœtus (quel horrible titre !) est devenu le roman de référence de la génération Y, en Russie, c'est évidemment parce que de nombreuses femmes, notamment, nées dans les années 80, ont reconnu leurs propres tourments et validé la description d'une société violente, vis-à-vis d'une liberté trop chère à acquérir et plus que jamais sous emprise masculine. D'autres livres russes ont évoqué le mal-être général du pays, après la fin de l'ère soviétique, et des films aussi, notamment ceux de Zviaguintsev, le plus brillant de tous, mais Vera Bogdanova suit sa propre voie (voix) dans un livre d'une tristesse abyssale qui a parfois des allures de constat clinique qui se refuse à toute empathie avec ses trois personnages principaux, tout du moins en surface. La famille russe et son fonctionnement traditionnel, l'homme placé au centre, y est portraiturée avec toute sa cruauté et son intolérance. L'alcool coule à flots et le racisme s'y assume sans ambiguïtés, d'autant plus dans une période où la peur s'installe, avec une cascade sans fin d'attentats terroristes. Saison toxique pour les fœtus est un livre d'un pessimisme noir, d'un réalisme traumatisant, malgré le style volontairement neutre de l'autrice. Elle aurait pu nous prendre aux tripes et céder à des effets mélodramatiques mais elle a choisi de s'engager dans un autre chemin, rejetant les émotions trop évidentes. Au bout du compte, c'est tout à son honneur et à son courage, même si la lecture de son livre reste une épreuve qui n'a pas vocation à plaire à tout le monde.
L'auteure :
Vera Bogdanova est née en 1986 à Moscou. Elle a publié plusieurs romans.
La peau des autres (La bibliothèque du beau et du mal)
La littérature des pays baltes est rare en traduction française mais les quelques ouvrages qui nous parviennent laissent rarement indifférent. C'est le cas pour l'Estonien Andrus Kivirähk, merveilleux conteur, dont 4 romans sont parvenus en nos contrées. La Lituanienne Undinė Radzevičiūtė est pour sa part une parfaite inconnue, ici, décrite comme historienne. Mais son premier roman traduit en français, La bibliothèque du beau et du mal, frappe par sa maîtrise parfaite d'une intrigue pour le moins scabreuse, autour de la passion d'un Berlinois, jeune rentier, pour la bibliopégie anthropodermique, aux temps de la république de Weimar. Difficile de définir avec exactitude de quel type de roman il s'agit : historique, gothique, horrifique, philosophique, esthétique ... Toujours est-il que ce qu'il raconte est sublimé par un humour noir de grande qualité qui rend la lecture fort distrayante alors qu'elle nous plonge dans les actes peu recommandables d'un opiomane gouverné par une obsession malsaine, héritée de son grand-père, pour la peau des autres, surtout recouverte de tatouages. Les dialogues, notamment ceux du personnage avec sa demi-sœur, adepte de l'ordre et de la symétrie, sont savoureux et érudits autour de la beauté dans la laideur et l'impossibilité de la bonté dans la beauté, notamment. D'autres protagonistes ont aussi leur importance, une fidèle domestique effarouchée par la modernité ou encore un relieur complice et néanmoins sourd-muet. En parallèle aux plaisirs de l'esthète qui recherche le beau dans le bizarre ou le morbide, la montée du nazisme, avec ses idéaux de pureté qui ont conduit aux atrocités que l'on sait, agit comme un contrepoint. L'autrice restitue avec un talent certain le Berlin décadent des années 20, alors que Leni Riefenstahl délaisse bientôt le métier d'actrice pour celui de réalisatrice et que Marlene Dietrich commence à enflammer les foules de sa féminité agressive. Ajoutons que Rudolf Hess et Günter Grass prennent aussi part à cette fresque épidermique, qui s'étend jusqu'aux années 70. La bibliothèque du beau et du mal est sans aucun doute l'un des livres parmi les plus étranges et les plus séduisants de l'année.
L'auteure :
Undinė Radzevičiūtė est née en 1967 en Lituanie. Elle a publié 7 livres.
Nuit magique à Sarajevo (Le Concert)
La guerre na pas cessé en Bosnie le 23 septembre 1997, c'était le cas depuis 2 ans, mais cette date reste symbolique d'un nouvel élan, d'une projection plus optimiste vers le futur. La raison ? Un grand concert du groupe U2 à Sarajevo, mythique avant, pendant et bien après son déroulement. C'est ce que raconte Muharem Basdulj dans son tout premier roman, paru en 2003 (il a alors 26 ans) et que les excellentes éditions Tropismes ont publié dans sa traduction française, début 2024. Récit choral, Le Concert décrit les attentes diverses de quelques participants face à ce qui s'annonce comme un événement majeur pour le pays, au point que la plupart des écoles ont fermé. Un nuit magique, non dans une célébration béate du nationalisme, mais dans la fermeture définitive d'un chapitre sanglant et fratricide, avec peut-être un peu de naïveté, puisque nul n'ignore que les stigmates de la guerre en ex-Yougoslavie sont encore bien présents aujourd'hui, de Belgrade à Skopje, en passant par Sarajevo. Nourri vraisemblablement aux propres souvenirs de l'auteur, le livre détaille parfaitement l'ambiance d'avant concert et son déroulement précis, tout en se livrant à une exégèse étonnante et percutante des paroles des chansons du groupe irlandais. Bazdulj a préféré la chronique collective à un roman qui ne se serait attaché qu'à 2 ou 3 protagonistes. Le livre perd sans doute en romanesque pur ce qu'il gagne en puissance symbolique, ce qui restait à coup sûr, l'objectif premier du projet, plus proche d'un documentaire que d'un ouvrage de fiction, ce qui n'est pas du tout un reproche.
L'auteur :
Muharem Bazdulj est né le 19 mai 1977 à Travnik (Yougoslavie). Il a publié 10 romans.