G Bretagne/Irlande
Passion en pension (Une fille j'ai embrassée)
Emma Donoghue a beau se montrer éclectique dans le choix de ses sujets (Room, Frog Music, Le pavillon des combattantes), elle réussit à chaque fois le tour de force de nous passionner, sans doute par son style, faussement simple, mais aussi grâce à la qualité des portraits de ses différents personnages. S'il en est de même dans Une fille j'ai embrassée, l'on trouvera dans la postface du roman une raison supplémentaire de lui donner crédit, celle d'avoir imaginé une fiction crédible à partir des éléments biographiques qu'elle possédait sur ses deux héroïnes, dans leur adolescence, et notamment sur Anne Lister, cette femme de lettres et exploratrice anglaise du XIXe siècle, qualifiée souvent de "première lesbienne moderne" (célèbre, serait-on tenté d'ajouter), si tant est que cette appellation ne soit pas teintée d'une légère misogynie. L'autrice est brillante pour créer un univers et elle y excelle encore ici, dans la description d'un pensionnat de jeunes filles de York, alors que l'Angleterre est en guerre contre contre ce diable de Napoléon. Emma Donoghue nous fait rencontrer une Anne Lister adolescente, déjà très sûre d'elle, éprise de liberté et d'aventures qu'elle vivra effectivement dans sa vie d'adulte. Mais si l'histoire d'amour de Une fille j'ai embrassée est touchante, c'est d'abord à cause de l'autre demoiselle, Eliza Raine, réservée et quelque peu timide, issue d'un métissage dans les Indes, qui la complexe à cause de sa peau brune. Ce n'est pas un secret de révéler qu'elle passa une grande partie de sa vie future en asile psychiatrique et ce premier amour y fut naturellement pour beaucoup. Ann Lister l'a t'elle manipulée ou éprouva t-elle des sentiments d'une totale réciprocité, c'est à chaque lecteur d'en décider, dans ce récit qui prend son temps, parfois un peu trop, mais qui confirme le talent de la romancière pour nous immerger en des temps et en un lieu, admirablement dépeints.
L'auteure :
Emma Donoghue est née le 24 octobre 1969 à Dublin. Elle a publié 14 romans dont Room, Frog Music et Le pavillon des combattantes.
Des gens désolés (Intermezzo)
"Je suis désolé(e)", ces trois mots reviennent comme une antienne à presque chaque page d'Intermezzo. C'est que les personnages principaux du roman de Sally Rooney, deux frères et leurs compagnes, n'en finissent pas de s'excuser, pour un mot déplacé, une attitude peu amène ou une incompréhension de la sensibilité des autres. Avec son style particulier, qui peut rappeler celui de Djian, en termes d'écriture, de transitions et même de situations au seuil de l'absurde, l'écrivaine irlandaise ne fait toujours pas dans la romance mais dans l'étude cruelle des mœurs sentimentales dans une société sans pitié où la solitude et la dureté des relations, y compris avec soi-même, reviennent sans cesse. L'autrice n'en finit pas de creuser dans l'introspection de ses deux héros, en période de deuil paternel, et de leurs sentiments qui naviguent plus souvent dans la dépression que dans l'euphorie. Sally Rooney ne les ménage guère, les rend même parfois antipathiques, faisant des personnages féminins des êtres un peu plus équilibrés, quoique fragiles voire instables mais avec une empathie qui les sauvent. C'est un peu caché, même pour ceux et celles qui la lisent depuis ses débuts, mais la romancière s'amuse énormément à tirer les ficelles et à souffler le chaud et le froid sur ses protagonistes, tout en faisant preuve d'un humour sous-jacent devant ce théâtre de marionnettes à la recherche de leur identité, du sens de la vie et, bien entendu, de l'amour (celui que l'on reçoit, en priorité, histoire d'avoir une meilleure opinion de sa propre personne). Cela peut frôler le cynisme ou la niaiserie, peut-être, mais Sally Rooney est certainement l'une des plus douées, dans la littérature contemporaine, pour faire ressortir le ridicule de nos comportements et de notre irrépressible besoin d'exister aux yeux des autres. En ce sens, Intermezzo, malgré quelques excès et ressassements dans l'analyse psychologique, confirme et amplifie le plaisir ressenti à la lecture de Normal People et de son livre suivant.
L'auteure :
Sally Rooney est née le 20 février 1991 à Castlebar (Irlande). Elle a publié Conversations entre amis, Normal People et Où es-tu, monde admirable.
D'une insouciante amitié (Les Ephémères)
Un grand merci aux éditions Métailié et à NetGalley pour cette lecture.
Être jeune et issu des classes populaires écossaises, au mitan des années 80, signifiait presque fatalement se revendiquer amateur de musique punk et New Wave et s'afficher violemment contre les méthodes de Margaret Thatcher. Le narrateur de Les Éphémères, de même que son grand pote Tully, fait partie de cette génération, capable le temps d'un week-end à "Madchester" de pousser les curseurs de l'insouciance et de la jubilation à ses limites, à base de musique, d'alcool et de rébellion à l'ordre établi. C'est ce que décrit le roman de Andrew O'Hagan dans une première partie enlevée et gaie. Bien que quelque peu alourdie par une multitude de références, musicales, littéraires et cinématographiques, qui ne parleront pas nécessairement à tout le monde, impossible de ne pas succomber à cet hymne à l'amitié et aux moments, éphémères; justement, quand rien de triste ne peut arriver. Le changement de braquet, dans la deuxième partie du livre, soit 30 ans plus tard, est brutal. Une toute autre tonalité se fait alors jour et, vu la tristesse des événements subis par ses deux personnages principaux, l'auteur n'a de cesse d'éviter le mélodrame, avec un soupçon de légèreté et d'humour, mais surtout en montrant ce que devient l'amitié dans les instants les plus difficiles. Entre émotion et pathos, il réussit à trouver une marge étroite, ramenant ses protagonistes et nous-mêmes par la même occasion, à ce qui a fait le sel de la vie, le plus souvent, à savoir l'éclat de la jeunesse quand elle est fantasque, frondeuse et euphorique. Ceux et celles qui ont vécu un tel état, même sur une courte durée, ne peuvent qu'aimer Tully et sa bande d’Écossais blagueurs et irrévérencieux.
L'auteur :
Andrew O'Hagan est né en 1968 à Glasgow. Il a publié 7 romans.
Hors du temps (Sur l'île)
C'est une belle plume que celle de Elizabeth O'Connor sans Sur l'île (traduction infidèle de Whale fall), qui exprime toute une atmosphère, à travers les mots d'une jeune fille de 18 ans, Manod, dont le père est un modeste pêcheur de homards. C'est comme si nous découvrions le journal intime de Manod, durant quelques mois de 1938, sur une petite île austère, qui se dépeuple, non loin des côtes galloises. Deux événements consécutifs vont bousculer son existence routinière : l'échouage d'une baleine et, surtout, l'arrivée de deux ethnologues, venus découvrir les coutumes de ces îliens, figés dans le temps, et tellement "exotiques" à leurs yeux. Manod, leur interprète du Gallois à l'Anglais, fait office de guide entre ces continentaux sophistiqués et cultivés et ces autochtones si délicieusement frustes et innocents (!). Le roman contient une belle dose d'ironie quant au regard supérieur que portent les ethnologues sur ces bons sauvages mais c'est avant tout un livre qui fait ressentir la rudesse du climat et la fin d'un mode de vie, trop dur et isolé pour que les plus jeunes n'aient d'autre envie que de le fuir. C'est le cas de Manod, un peu candide mais suffisamment intelligente pour comprendre que tous ses rêves d'émancipation ne se réaliseront peut-être pas. Un magnifique roman d'apprentissage où l'on sent physiquement le vent mugir, la mer s'encolérer, et où l'on entend les moutons bêler et les cormorans crier.
L'auteure :
Elizabeth O'Connor est née à Birmingham.
Alerte rouge (Jours de sang)
Jours de sang : le titre du roman de l'Irlandaise Sue Rainsford fait penser aux menstruations et ce n'est pas un hasard car le rapport au corps est l'un des thèmes d'un livre qui évoque aussi les croyances, la manipulation, le pouvoir et bien d'autres choses encore. Sans beaucoup d'explications, l'autrice nous immerge dans le monde cruel de Anna et de son frère Adam, les deux seuls à ne pas avoir fui une petite communauté dont le "chef spirituel" a entamé un inexorable déclin. Les autres membres ont fui, dont la mère d'Anna et de d'Adam, dans un univers pré-apocalyptique où la planète semble vivre ses derniers instants. En attendant, beaucoup sont atteints d'une étrange maladie qui se manifeste par des rougeurs sur tout le corps. A l'énoncé de ces quelques éléments, l'on pourrait croire que Jours de sang ressemble à de nombreuses dystopies qui annoncent la fin des temps. Que nenni, voici un livre dont on essaie sans cesse de saisir les situations, sans réellement y parvenir, et qui peut aussi bien fasciner qu'irriter, non seulement par ses situations cryptées que par le ressassement jusqu'à plus soif des mêmes obsessions (l'alerte rouge est constante) ou encore son mélange de poésie et de morbidité, qui culmine dans des scènes de violence gore. Nul doute que le livre est fait pour certains lecteurs et pas pour d'autres car même si cela vaut pour n'importe quel ouvrage, celui-ci a particulièrement tendance à diviser entre des réactions diamétralement opposées : l'envoûtement ou le rejet.
L'auteure :
Sue Rainsford est née en 1988 en Irlande. Elle a publié Jusque dans la terre.
Dans l'Angleterre victorienne (L'Imposture)
L'Imposture, le premier roman historique de Zadie Smith, est une belle réussite, ce qui n'étonnera pas les fidèles lecteurs de cette fine plume, depuis Sourires de loup. Nous voici donc plongé dans l'Angleterre victorienne, encapsulée dans un roman malicieux et profond qui ausculte l'état d'un pays qui est loin d'en avoir terminé avec le colonialisme, même après la fin de l'esclavage. L'autrice mélange avec bonheur réalité de l'époque, avec notamment l'affaire Tichborne, qui donna lieu à un procès à la durée inédite et qui divisa l'Angleterre en deux camps, et personnages de fiction qui croisent cependant quelques figures littéraires passées à la postérité (Dickens, Thackeray, Forster) ou pas. A cette catégorie appartient le dénommé William Ainsworth, dont l'un des ouvrages connut un tirage plus important que Oliver Twist, mais dont la carrière sombra ensuite dans une graphomanie persistante, ce dont se délecte Zadie Smith. Mais c'est un personnage imaginaire, la cousine de Ainsworth, qui sert de fil rouge à L'Imposture, avec son caractère à la fois docile en surface et rebelle en réalité, féministe avant la lettre et esprit raffiné qui observe le petit monde littéraire anglais, la misogynie ambiante et le racisme décomplexé de la société avec son esprit aiguisé. Loin de la linéarité des romans du XIXe siècle, la romancière bouscule les temporalités avec virtuosité, sans jamais faire perdre le fil à son lecteur, obligé d'être attentif. Mais il ne peut que l'être, assurément, aiguillonné par un humour constant qui agrémente un style limpide et élégant. Le meilleur livre de Zadie Smith ? Définitivement, oui !
L'auteure :
Zadie Smith est née le 25 octobre 1975 à Brent (Royaume-Uni). Elle a publié 6 romans dont Sourires de loup, Ceux du Nord-Ouest et Swing Time.
Une nuit au centre d'appels (Wonderfuck)
Insolence, provocation et cynisme. Il faut avoir bien du talent pour faire tenir debout un roman, tout en nous égayant, avec de tels ingrédients. Bien entendu, il y a de l'humour dans Wonderfuck mais il est permis de le trouver le plus souvent graveleux et parfois incompréhensible (le livre a dû être une torture à traduire de l'anglais). Cette nuit dans un centre d'appels, destiné aux touristes en souffrance, nous devons la passer avec le dénommé Jimmie, un garçon en surpoids, aux ascendances italiennes, dont les préoccupations sont principalement sentimentalo-sexuelles y compris à destination de ses collègues, de nationalités diverses, ce qui nous vaut quelques clichés assez lourds sur les peuples représentés. Le roman tangue entre pensées scatologiques et pornographiques, entrecoupées de dialogues lunaires avec des clients peu amènes, renvoyés le plus souvent dans leurs 22 mètres par un Jimmie à l'humeur constamment chafouine. On voit bien où l'autrice, Katharina Volckmer, après Jewish Cock (elle a décidément l'art de trouver des titres "délicats"), veut en venir, à savoir montrer l'inhumanité des centres d'appels, comme symboles de notre société capitaliste et partant, de nous sensibiliser à la solitude et au mal-être de son héros rebelle aux codes en vigueur. Le sujet de Wonderfuck aurait pu convenir à ses visées mais la vulgarité et l'agressivité de l'ensemble servent plutôt de repoussoir et les dernières pages, censées susciter de l'empathie pour ce satané Jimmie, viennent bien trop tard, le mal est fait depuis longtemps.
L'auteure :
Katharina Volckmer est née le 9 avril 1987 en Allemagne. Elle a publié Jewish Cock.
La pie qui enchante (Premières plumes)
Charlie Gilmour a un père célèbre, David, mais Premières plumes ne lui est pas consacré, pas plus d'ailleurs qu'à la vie des flamants roses. C'est d'un autre oiseau qu'il est question dans ce livre grandement autobiographique, une pie nommée Benzene, que l'auteur a nourri et "élevé", trouvant en elle un réconfort certain, non pas parce que son propre couple battait de l'aile (oups) mais bien parce que, depuis toujours, ses rapports avec son père biologique, Heathcote Williams, poète, acteur, dramaturge et à l'occasion magicien, ont été marqués par l'absence de ce dernier, son comportement erratique et un refus presque continuel de donner un semblant d'affection à son rejeton. Le récit est obsessionnel et pourrait parfois sembler répétitif puisqu'une grande partie de la vie de Charlie Gilmour tourne autour de ses relations avec la pie (qui enchante) et avec son paternel (avec lequel il ne cesse de déchanter). Étonnant livre qui narre par le détail la croissance et les postures d'un oiseau attachant et intelligent, à l'encontre des préjugés qui accompagnent les corvidés, cette famille de passereaux qui regroupe corbeaux, corneilles, geais et pies. Ce livre, dit l'éditeur, a la capacité de modifier notre regard sur la nature et la vie sauvage qui nous entourent. Et surtout, en apercevant le noir et blanc d'une pie au-dessus de nos têtes, pourrons-nous désormais la considérer différemment d'un oiseau réputé bavard et chapardeur.
Un grand merci à NetGalley et aux éditions Métailié.
L'auteur :
Charlie Gilmour est né en 1989 à Londres.
Les stations du souvenir (Au bon vieux temps de Dieu)
Les bons livres de Sebastian Barry ne manquent pas (Y en a t-il un de vraiment moyen ?) mais avec Au bon vieux temps de Dieu, l'intensité de son écriture et son lyrisme douloureux n'ont sans doute jamais été aussi brûlants. On peut y ajouter l'humour, aussi surprenant que cela puisse paraître, dans un roman aussi sombre, mais qui permet de tempérer la noirceur de son sujet. Le narrateur, Tom Kettle, policier retraité depuis 9 mois, on va s'en apercevoir assez vite, vit dans le passé et va remonter les stations de ses souvenirs, dans un désordre savamment organisé par l'auteur, et d'une fiabilité plus que douteuse. Il n'empêche, le personnage principal du roman a subi plusieurs deuils successifs, dont celui de son épouse adorée, et que son esprit batte plus ou moins la campagne, alors que la vieillesse l'a rattrapé, n'a rien d'étonnant. Parti sur les bases d'un polar, Au bon vieux temps de Dieu ménage un grand suspense qui ne se dénoue que progressivement mais c'est définitivement le style de Sebastian Barry qui transcende un récit dont la toile de fond est l'épouvantable époque des viols d'enfant par les prêtres irlandais, méfaits commis dans le silence assourdissant d'un environnement social qui savait, peu ou prou. Difficile de dire qu'un livre est splendide, lorsqu'il traite d'un sujet pareil, mais il est pourtant touché par une grâce éthérée, si l'on ose l'écrire ainsi.
L'auteur :
Sebastian Barry est né le 5 juillet 1955 à Dublin. Il a publié 11 romans dont Du côté de Canaan, Des jours dans fin et Des milliers de lunes.
Le héros intrépide (Le Romantique)
Cela fait près de 40 ans que l'imagination fertile de William Boyd nous divertit, sans que sa verve et sa prédilection pour les personnages hors normes ne se tarisse. Cashel Greville Ross, le héros de Le Romantique, ne fait pas exception à la règle, arpentant 4 continents durant le XIXe siècle, goûtant à la gloire et à la déchéance, s'en remettant à son cœur plus qu'à sa raison, fidèle à ses amitiés comme à ses amours, même quand ces dernières sont empêchées et malheureuses. Le voici d'abord orphelin en Irlande puis combattant à Waterloo, avant d'être témoin des exactions de l'armée britannique aux Indes. Il séjourne en France et en Italie, s'éprend de la vie femme de sa vie, ce qui ne l'empêche pas de repartir sur les routes de l'aventure, vers les sources du Nil , puis en Amérique, avant d'occuper un poste de diplomate à Trieste. Parfois trahi et ruiné, sa capacité de rebond est prodigieuse, même si elle s'accompagne de regrets mélancoliques pour ce qu'il a raté dans sa longue existence. Comme à son habitude, Boyd n'a aucun mal à nous attacher au caractère de son intrépide protagoniste, qui côtoie aussi bien les salons mondains que la prison et rencontre Byron, Mary Shelley ou Richard Burton (l'explorateur, pas le mari de Liz), au gré de ses pérégrinations. Le style de l'auteur, enlevé mais qui ne cherche pas la flamboyance à tout prix, teinté d'humour, fait une fois encore merveille. Cashel prend place tout naturellement aux côtés de tous les personnages de fiction de William Boyd, de la trempe de ceux qui, en d'autres temps, auraient alimenté les feuilletons des journaux. Du nanan que cette vie romanesque, comme l'aurait certainement dit Bernard Pivot, en recevant l'écrivain dans Apostrophes (vous vous souvenez de Comme neige au soleil ?).
L'auteur :
William Boyd est né le 7 mars 1952 à Accra (Ghana). Il a publié 16 romans dont Comme neige au soleil, Les nouvelles confessions, La vie aux aguets et Trio.