Cinéphile m'était conté ...

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Moyen-Orient


Séduction et manipulation (Turbulences)

Depuis 16 ans que ses livres sont publiés en France, Eshkol Nevo maintient à chaque livre un degré d'excellence constant, sachant se renouveler sans abandonner une certaine musique de fond. A la question de savoir comment il s'y prend pour allier la profondeur psychologique de ses personnages à une légèreté de surface, dans des intrigues terriblement humaines, la réponse ne peut être que : parce que c'est un véritable écrivain, au style fluide, qui aime plus que tout au monde raconter des histoires et inventer des situations, de crise, souvent, qui en disent long sur la difficulté de vivre avec soi et surtout avec les autres. Turbulences, un titre adapté à l'ensemble de son œuvre, se compose de trois novellas, a priori indépendantes mais reliées les unes aux autres de manière subtile, avec en toile de fond un pays, Israël, dont Nevo n'a pas besoin de souligner l'atmosphère anxiogène à grands traits. Le lecteur est séduit par l'aspect thriller de ces trois histoires, lesquelles, entre les mains d'autres auteurs, n'auraient certainement pas le même impact ni une telle intensité. Le plaisir est immédiat, dès l'entame de chaque récit, non seulement grâce au suspense et aux rebondissements qui l'accompagnent mais également grâce à sa science des portraits très fouillés et complexes de chaque protagoniste. Dans Turbulences il est question du couple, de séduction, de vérité, de manipulation et de musique, aussi. Cerise sur le gâteau : la dernière histoire s'égare avec volupté vers des rivages lynchiens, montrant par là même un aspect encore inconnu de sa palette. Quid novi ? Nevo !

 

 

L'auteur :

 

Eshkol Nevo est né le 28 février 1971 à Jérusalem. Il a publié 6 livres en français dont Le cours du jeu est bouleversé, Trois étages et La dernière interview.

 


21/02/2024
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Ils étaient 5 frères (Nourri par le sang)

Comme tous les après-midis, On s'y fera, Le goût âpre des kakis, C'est moi qui éteins les lumières : c'était un vrai plaisir, dans la première décennie du XXIe siècle, de suivre Zôyâ Pirzâd, livre après livre, représentante d'une littérature iranienne guère présente sur les étals des librairie. Malheureusement, cela fait maintenant un bail qu'aucune traduction de l'écrivaine nous est parvenue. Néanmoins, Zulma soit louée, une maison d'édition française continue de s'intéresser aux auteurs iraniens et, après L'automne est la dernière saison de Nasim Marashi, voici Nourri par le sang de Mehdi Yazdani Khorram, auteur né à Téhéran en 1979 ou 1980, selon les sources. Sur le site frankfurtrights.com, le style de Khorram est comparé à celui de Céline et de Dos Passos. Bigre, quel hommage et, en même temps, l'annonce d'une œuvre qui ne doit pas si facile d'accès. Cela se confirme à la lecture de Nourri par le sang qui décrit le destin malheureux de cinq frères dans les premières années de la guerre Iran-Irak. Quand le romancier se focalise sur les aléas de leur existence, tout va bien, le livre se dévore avec une écriture qui se réinvente sans cesse : familière puis poétique, avec des pointes d'humour, ou bien plus sombre. Mais les digressions, nombreuses et historiques, notamment consacrées au légendaire Saladin, surprennent et, comment le dire autrement, ennuient fortement. Difficile de rester concentré tout au long d'un livre qui est sans nul doute plus facile à appréhender pour un lecteur iranien que pour un citoyen occidental habitué à des récits plus directs.

 

 

L'auteur :

 

Mehdi Yazdani Khorram est né en 1980 à Téhéran.

 


03/02/2024
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70 ans après (Stupeur)

Peu d'écrivains savent plonger dans les profondeurs de l'intime avec autant d'acuité que l'Israélienne Zeruya Shalev. De ce point de vue, Douleur, son avant-dernier roman, reste indépassable et Stupeur ne peut prétendre à sidérer de la même manière. Le livre semble être le récit d'une rencontre, celle d'une nonagénaire, qui a combattu les Britanniques avant l'indépendance d'Israël, avec une femme approchant de la cinquantaine, fille de celui que la première a aimé plus que tout au monde, 70 ans plus tôt. Le début du roman laisse à penser que ces deux personnages vont se voir régulièrement et échanger sur l'homme qu'elles ont en commun, pour en reconstituer le puzzle. Sauf que non, car malgré ce lien, Stupeur va plutôt les laisser chacune aux ressassements de leurs souvenirs et à leur désarroi devant le sort qui ne les ménage guère. Pour qui connaît déjà l'écriture de Zeruya Shalev, l'ouvrage ne surprendra pas dans sa capacité à sonder encore et encore l'état mental de ses héroïnes, avec en particulier toute la dernière partie du livre, où après un deuil, l'une des deux se débat dans des méandres psychologiques que l'autrice développe sur un nombre de pages qu'il n'est pas déraisonnable de trouver excessif. D'autres pans du roman sont autrement plus passionnants, à commencer par l'évocation de la lutte radicale du mouvement Lehi, avant la naissance de l’État d'Israël, ou encore le poids de la religion dans la société actuelle. Il faut beaucoup de patience devant l'exigence des romans de Zeruya Shalev mais il y a beaucoup à apprendre sur l'histoire et le quotidien d'un pays qui suscitera toujours des réactions contrastées, y compris au sein même de sa population.

 

 

L'auteure :

 

Zeruya Shalev est née le 13 mai 1959 à Kinneret (Israël). Elle a publié 7 romans dont Ce qui reste de nos vies et Douleur.

 


19/09/2023
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Riche et acculé (Les portes du paradis)

Les portes du paradis est le cinquième roman de Taleb Alrefai, chacun d'entre eux relevant de la peinture sociale, pour une description sans fard du fonctionnement de la société koweïtienne. Il a notamment écrit sur la condition féminine dans son pays ou sur celle des travailleurs immigrés. Son nouveau roman s'intéresse à un chef d'entreprise millionnaire qui ne jure que par le travail, et les petits arrangements qui contribuent à sa prospérité, avant d'être soudainement attiré par l'une de ses employés, d'origine iranienne, alors que son fils cadet se trouve en Syrie, à la tête d'une organisation djihadiste. Au-delà de son aspect social, le livre fonctionne également comme un excellent thriller, autour de cet homme acculé et impuissant malgré sa richesse, avec la tentation d'une liaison scandaleuse et l'effroi devant les errements de son fils. L'écriture d'Alrefai est comme toujours fluide, l'auteur variant les points de vue avec certains chapitres dévolus à d'autres protagonistes que son personnage central : son fils, son employée et son épouse délaissée. Seule faute de goût de ce roman captivant : son dénouement, bien trop précipité et terriblement frustrant.

 

 

L'auteur :

 

Taleb Alrefai est né en 1958 en Irak. Il a publié 12 livres dont Ici même, L'ombre du soleil et Hâpy.

 


13/07/2023
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Le gène de la douleur (La frontière des oubliés)

Née dans la zone frontière entre l'Iran et l'Afghanistan, deux pays qui autrefois n'en faisaient qu'un et liés par la langue persane, Aliyeh Ataei vit et écrit à Téhéran mais sa nationalité est double, alors que sa famille est dispersée entre les deux nations. La frontière des oubliés, qu'elle décrit comme son livre le plus personnel (les autres n'ont pas encore été traduits en français), raconte certains événements de sa vie, mais c'est le "nous" qui importe, pour désigner ceux qui, en Iran, en Afghanistan ou, souvent, aux abords de la frontière qui les sépare, ont souffert ou souffrent encore de la violence des temps, comme s'ils portaient en eux le gène de la douleur. D'une plume calme et tranchante, l'écrivaine raconte en 9 récits des événements qui l'ont touché de près, comme la maladie de son père, mais aussi les conséquences des guerres, entre l'Iran et l'Irak et en Afghanistan, avec les régimes de terreur successifs incarnés par les communistes, les moudjahidines et les talibans. Et toujours la frontière qui hante son existence et sa mémoire, avec ses réfugiés, et qui lui rappellent sans cesse ce que exil et identité peuvent encore signifier dans cette région vouée au malheur.

 

 

L'auteure :

 

Aliyeh Ataei est née le 3 juin 1981 au Darmian (Iran). Elle a publié 4 livres.

 


01/06/2023
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Une épopée juive en sainte Russie (Le voyage de Fanny)

A sa manière, qui est fort particulière, personne n'oserait prétendre le contraire, La vengeance de Fanny est un authentique polar, puisque crimes il y a, et que les détails de l'enquête nous sont copieusement servis par l'auteur, Yaniv Iczkovits. Mais sa densité et sa recréation éblouissante d'une époque (la fin du XIXe siècle en Polésie, soit grosso modo la Biélorussie d'aujourd'hui) en font une œuvre romanesque digne des plus grandes sagas historiques, dans une veine picaresque étourdissante, au style truculent, voire parfois rabelaisien (chapeau à la traduction haut de gamme de Jérémie Allouche). Dans cette histoire, où une mère de famille juive décide nuitamment de partir à la recherche de son beau-frère qui a soudainement quitté sa famille, tout va s'emballer et la quête se compliquer pour quelques coups de couteau mortels. Au point même de mobiliser l'Okhrana, la police secrète du tsar. Une simple affaire de famille devient une affaire d’État, sous la plume inspirée d'un écrivain qui renoue avec un romanesque épique, genre de moins en moins pratiqué dans la littérature contemporaine. Outre un éclairage très documenté sur la condition des Juifs de l'époque, considérés comme des sous-citoyens de la sainte Russie, Iczkovits nous livre une galerie de personnages hauts en couleurs, dont le parcours nous est conté, chacun à son tour, avec moult détails. La vengeance de Fanny, comme les poupées russes, est une histoire qui en contient bien d'autres, que l'auteur semble se délecter à nous délivrer, quitte parfois à ajouter quelques péripéties superfétatoires. Cela demeure en tous cas un livre assez unique en son genre, bourré d'expressions savoureuses, au cœur et dans l'environnement d'une communauté juive décrite de façons narquoise et tendre, à la fois.

 

 

L'auteur :

 

Yaniv Iczkovits est né en 1975 à Rishon LeZion (Israël). Il a publié 5 romans.

 


27/04/2023
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Partir un jour (L'automne est la dernière saison)

Après Zoyâ Pirzâd (dont la dernière publication remonte à longtemps, que devient-elle ?), les éditions Zulma accueillent en leur sein une nouvelle écrivaine iranienne, Nasim Marashi, avec son premier roman, L"automne est la dernière saison. Celui-ci, et c'est important pour en saisir le contexte, date de 2015 et décrit le quotidien, les aspirations et les hésitations de trois amies, qui se sont connues à l'université. Elles prennent la parole à tour de rôle dans ce récit qui livre leurs états d'âme alors qu'elles semblent à un tournant de leur existence. L'une, journaliste, et qui semble la plus proche de l'autrice, tente de se remettre du départ de son compagnon à l'étranger ; la seconde, courtisée par un collègue de bureau, se demande si elle veut vraiment se marier avec lui, et de ce fait ne plus s'occuper de son frère, handicapé mental, qu'elle chérit ; quant à la dernière, elle dépérit de son côté dans l'attente d'un visa d'études pour la France. Le thème de l'abandon est donc omniprésent dans ce triple portrait, à bien des égards universel, mais cependant ancré dans la réalité iranienne avec ce dilemme : partir ou rester. Bien entendu, il n'est pas question ici de critiquer le régime théocratique ni de s'enfoncer dans une trop grande noirceur (le troisième roman de Nasim Marashi a été totalement interdit dans son pays) mais il est assez facile de lire entre les lignes le désarroi de ces jeunes femmes qui disposent d'une assez grande liberté de décision mais dont les contraintes dans leur vie de tous les jours, jamais explicites, ressortent en filigrane. C'est un roman mélancolique, presque dépressif par endroits, et dont les dernières lignes ne marquent non pas une fin mais une sorte de cul-de-sac existentiel dont on espère que les trois héroïnes de L'automne est la dernière saison se sortiront sans dommage.

 

 

L'auteure :

 

Nasim Marashi est née en 1984 à Téhéran. Elle a publié 3 romans.

 


18/02/2023
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Dans la peau d'un obsédé (Comme un désir qui ne veut pas mourir)

Dans Comme un désir qui ne veut pas mourir, l'écrivaine d'origine irakienne Alia Memdouh s'est littéralement mise dans la peau d'un macho de son pays, qui, comme elle, a dû s'exiler loin de ses racines. Derrière les malheurs de son héros dont le sexe ne cesse de rétrécir jusqu'à sa disparition, la romancière file sans aucun doute la métaphore pour évoquer le destin tragique de l'Irak, tout en fustigeant le culte de la virilité, qui n'est d'ailleurs pas le seul apanage des pays arabes. Très bien, mais au premier degré le livre peut se résumer à un long monologue d'un homme en deuil de ses attributs qui ne cesse de se remémorer ses passes d'armes horizontales avec la détresse de celui qui ne peut plus pratiquer. Malheureusement, il n'y a rien de plus fastidieux qu'une accumulation de scènes de sexe et Alia Mamdouh ne s'en extrait qu'en donnant brièvement la parole aux maîtresses du narrateur. Quelques passages traitent de la période communiste de celui-ci et de la trahison de son frère, haut responsable des services de sécurité irakiens qui lui a volé la femme qu'il a le plus aimée mais la narration, qui opère des va-et-vient constants entre le passé et le présent, devient assez vite confuse. Et en définitive, l'auteure en revient toujours au caractère libidineux de son personnage, consommateur effréné de chair féminine. Le genre de type, obsessionnel, qui est aussi pénible à entendre dans une soirée se vanter de ses conquêtes qu'à lire dans le récit de ses "exploits."

 

 

L'auteure :

 

Alia Mamdouh est née en 1944 à Bagdad. Elle a publié 6 romans dont La garçonne.

 


10/05/2022
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Une quête et une souffrance (Hâpy)

Taleb Alrefai est publié depuis 2016 en France par Actes Sud, à raison d'un roman tous les 2 ans (il est l'auteur de 12 livres au total). Travaillant au Conseil national de la culture, des arts et des lettres, qui dépend du ministère de l'information au Koweït, ce poste lui permet sans doute de savoir jusqu'où ne pas aller trop loin dans ses écrits, vis à vis du pouvoir en place, sachant qu'il n'hésite pas à aborder des sujets sensibles dans son pays, comme la place des femmes ou le sort des travailleurs immigrés. Hâpy, sous titré Histoire d'un transgenre koweïtien, se présente comme une sorte de journal intime de Rayyane, une adolescente née avec une malformation de ses organes génitaux, et qui vit depuis l'enfance avec le sentiment confus d'être un garçon. Un parcours douloureux va la conduire jusqu'à plusieurs opérations, soutenue par sa mère et par sa meilleure amie, face à la désapprobation violente de son père et des sœurs. Bien qu'il soit signé par Taleb Alrefai, le roman, qui est censé être inspiré par une histoire vraie, ne peut que se lire que comme un récit à la première personne d'un jeune garçon, dont la candeur et les prises de position peuvent parfois surprendre, notamment dans ses réactions et ses pulsions. Il s'agit avant tout d'une expérience de vie, personnelle, qui brise sans aucun doute beaucoup de tabous au Koweït et dans laquelle Alrefai exprime aussi la réalité d'une société patriarcale et où la religion prend souvent le pas sur la religion, y compris dans le milieu relativement aisé dans lequel vit la famille de Rayyane. Peut-être est-ce un témoignage partiel et subjectif, contestable par ceux qui connaissent parfaitement le pays, mais on ne peut dénier à l'auteur un courage et une ténacité constante dans ses sujets, récompensés par la traduction de ses livres en plusieurs langues. Pour ce qui est de Hâpy, même si l'on n'a jamais été confronté de près ou de loin aux situations qui y sont décrites, il est tout bonnement impossible d'être insensible à la quête identitaire et aux souffrances, physiques et mentales, de son personnage principal. Et comme à son habitude, Taleb Alrefai use d'une langue simple et fluide qui convient parfaitement à l'histoire de Rayyane, qui se confie au lecteur comme à un(e) ami(e) silencieux(se) et bienveillant(e).

 

 

L'auteur :

 

Taleb Alrefai est né en 1958 au Koweït. Il a publié 12 livres dont Ici même et L'ombre du soleil.

 


24/04/2022
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Djinns toniques (Quand s'illumine le prunier sauvage)

Le réalisme magique n'est pas l'apanage de la littérature latino-américaine, il peut parfaitement s'adapter à un pays comme l'Iran (ou la Perse), forte d'un folklore d'une grande richesse, même si largement mise sous le boisseau depuis la révolution islamique. Dans Quand s'illumine le prunier sauvage, Shokoofeh Azar ne lésine pas sur les djinns (toniques), les fantômes, sirènes et ectoplasmes en tous genres qui viennent brouiller et perturber l'aspect par ailleurs réaliste d'un roman qui raconte la violence des exactions du temps de l'Ayatollah Khomeini. Une façon de montrer comment des esprits libres et tolérants, comme ceux de la famille de la narratrice du livre, âgée de 13 ans pour l'éternité car elle est morte en 1979, luttent pour préserver leur indépendance. Une narratrice fantôme, donc, ce qui ne l'empêche pas d'être l'observatrice attentive et parfois agissante du destin de ses proches, lequel est plutôt tragique quoique assez baroque. En outre, Shokoofeh Azar n'hésite pas à digresser et à évoquer l'existence agitée d'autres personnages hauts en couleur. Quand s'illumine le prunier sauvage est un livre habité et halluciné qui séduit assez souvent pour son incitation à explorer l'invisible et l'étrange mais qui pêche peut-être par excès de fantasmagorie, se révélant plus efficace quand la narration redevient sobre, documentée et poignante. Tout est question de dosage, finalement. Est-ce que trop de magie tue le réalisme ? Garcia Marquez et d'autres ont prouvé que non mais c'est comme toujours au lecteur de faire la part des choses et de se montrer sensible ou non aux sortilèges des djinns et consorts.

 

 

L'auteure :

 

Shokoofeh Azar est née en 1972 en Iran.

 


17/12/2021
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