Cinéphile m'était conté ...

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Amérique du Sud


Des os à ronger (De l'amour des chiens)

Première constatation, à la lecture du dernier roman de Rodrigo Blanco Calderón, De l'amour des chiens est bien moins délirant et insaisissable que son précédent opus, The Night. Le livre reste cependant assez peu prévisible dans son développement autour d'un homme qui vient de divorcer et d'hériter de la propriété de son beau-père, à condition qu'il transforme celle-ci en refuge pour chiens errants. Mais ce n'est que l'écume d'une intrigue parfois difficile à appréhender dans ces circonvolutions, qui convoque de nombreux personnages vivants ou décédés, y compris le célèbre chien de Bolivar, le Libertador. Beaucoup d'os à ronger, donc, dans ce roman aux apparences légères, doté d'un suspense certain et aux rebondissements pour le moins inattendus. Mais comme dans The Night, il s'agit bien d'une fiction qui dresse un constat sans appel de l'état du Venezuela, pays en ruines et fui par une grande partie de sa population, à commencer par les élites, qui laissent derrière eux leurs compagnons à quatre pattes, d'où la prolifération de chiens abandonnés dans les rues de Caracas. Il y a quelque chose d'absurde, voire de surréel, dans le récit de l'auteur, qui en fait à la fois l'intérêt et la limite. Rodrigo Blanco Calderón cherche ce qu'il reste d'humanité dans un pays gangrené par la corruption et la violence. Il en trouve assez peu mais se console dans l'amour reçu de nos amis canins. Brillant et déconcertant, De l'amour des chiens va en tous cas bien plus loin que ce que son résumé pourrait laisser imaginer.

 

 

L'auteur

 

Rodrigo Blanco Calderónest né en 1981 à Caracas. Il a publié 11 livres dont The Night.

 

 


12/04/2024
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Des femmes et des caïmans (Terre noire)

C'est un livre où il est question de colibris qui parlent et de jeunes femmes qui séduisent les caïmans. Entre autres choses, mais Terre noire raconte d'abord une vision du monde, celle du peuple Xingu, au cœur de l'Amazonie, en se débarrassant vite de tout exotisme pour comprendre et s'immerger dans un univers aux rites ancestraux, en accord avec la nature et les animaux. Nous suivons les pas d'une adolescente, en deuil de sa mère, qui bien que venue de ce que l'on appelle la "civilisation" va apprendre au contact de ses hôtes et découvrir une riche culture dans laquelle les légendes tiennent une place majeure. Terre noire est un roman d'apprentissage pas comme les autres, dont les meilleures pages sont celles consacrées à la vie en Amazonie, l'autrice insérant d'autres chapitres, moins captivants, de l'existence de son héroïne, avant la disparition de sa mère et dans le futur, avec ses études à Paris, insatisfaisantes, qui ne peuvent que lui donner l'envie de revenir aux sources de son épanouissement. C'est évidemment aussi un livre qui dit la difficulté de survie des tribus indigènes face au tourisme, à la déforestation, au racisme et à la pollution mais Terre noire n'est pas un manifeste écologique pur et dur, c'est avant tout un roman où le réalisme poétique s'invite, avec générosité et une certaine grâce. Le livre est une réussite parce qu'il parle d'un lieu et d'une population que Rita Carelli connaît parfaitement, depuis son plus jeune âge. Réalisatrice, actrice et autrice de livres pour la jeunesse, elle témoigne dans Terre noire de son amour pour un territoire, des gens et un mode de vie de plus en menacés.

 

Un grand merci aux éditions Métailié et à NetGalley.

 

 

L'auteure :

 

Rita Carelli est née en 1984 à São Paulo;

 


09/02/2024
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Au pays de la violence obstinée (Eva et les bêtes sauvages)

Une histoire d'amour et de mort dans un port fluvial de la jungle colombienne, sur les rives de l'Orénoque. Eva et les bêtes sauvages se lit comme un portrait radical de la violence en Colombie à la fin du XXe siècle. Eva, une infirmière qui a une fille et un passé de tous les excès, devient l'objet du désir d'un homme qu'on appelle Gordo Ochoa, qui travaille pour des voyous locaux. Très loin de Bogotá, des paramilitaires, des guérilleros des FARC, des indigènes, des aventuriers, des soldats, des policiers, des trafiquants de coca, des prostituées et des mineurs se croisent et s'affrontent dans un roman qui ne fait pas de quartier et s'impose par son aspect direct, qui n'empêche pas certaines envolées lyriques et poétiques. Moins connu jusqu'à maintenant que ses brillants compatriotes, Juan Gabriel Vásquez, Héctor Abad Faciolince (dont on attend impatiemment un nouveau livre) ou encore Santiago Gamboa, Antonio Ungar mérite de se faire une place dans un paysage littéraire national dense comme la jungle. Entre le reportage et le conte, entre crudité et angélisme, Eva et les bêtes sauvages séduit par la complexité de ses personnages et leur sensibilité, qui contraste avec la férocité obstinée des exactions en ce lieu perdu de Colombie.

 

 

L'auteur :

 

Antonio Ungar est né en 1974 à Bogotá. Il a publié 4 livres dont Trois cercueils blancs.

 


26/01/2024
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Face à un avenir incertain (La dernière joie du monde)

Écrivain relativement prolifique, le Brésilien Bernardo Carvalho a publié quelques romans d'excellente facture, comme par exemple Ta mère. dont l'action se situe en Russie. Avec La dernière joie du monde, il a écrit un ouvrage court qu'il qualifie lui-même de fable mais qu'il est en définitive assez difficile à catégoriser. Sans doute est-ce l'observation de la pandémie et du confinement qui l'a incité à se pencher sur l'état mental et moral du Brésil mais la dystopie qu'il décrit, en un temps où un virus fait des ravages, est surtout marquée par des questions bien plus que par des réponses, quitte à laisser ses lecteurs circonspects, voire totalement désemparés devant un livre qui cultive une certaine opacité. La femme qui y occupe la place centrale entreprend avec son enfant un voyage à l'intérieur du pays afin de rencontrer un voyant, lequel a tout oublié de son propre passé mais est capable de lire l'avenir. Toutefois, ce sont d'autres histoires, inquiétantes, qui viennent peu à peu contaminer l'intrigue principale qui cesse de l'être. C'est comme si l'écrivain Bernardo Carvalho se demandait si la fiction a encore un sens dans un monde malade, qui a perdu toute boussole et se dirige vers un avenir incertain. Mais ce n'est qu'une interprétation devant cette fable que certains qualifieront peut-être de géniale alors que d'autres la trouveront énigmatique et hermétique. Disons, pour trancher, qu'elle laisse très dubitatif.

 

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Métailié.

 

 

L'auteur :

 

Bernardo Carvalho est né le 5 septembre 1960 à Rio de Janeiro. Il a publié 13 romans dont Neuf nuits et Ta mère.

 


04/01/2024
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Les gardiennes du cimetière (Le Tiers Pays)

Après La fille de l'Espagnole, brillant dans sa noirceur mais quelque peu monocorde, la Vénézuélienne Karina Sainz Borgo confirme son goût pour les atmosphères délétères avec un deuxième roman, Le Tiers Pays, que la quatrième de couverture qualifie avec justesse de thriller, de western et de tragédie antique. Le lieu où se situe l'action n'est pas précisé, il est en tous cas proche d'une frontière, cela pourrait être celle entre la Colombie et le Venezuela, un no man's land propice à toutes les violences envers les femmes, les migrants et tous les pauvres hères qui ont le malheur de s'y trouver. Deux femmes sont au cœur du livre : la "gardienne" d'un cimetière illégal, qui accueille les morts qui ne trouvent pas de sépulture ailleurs, et une mère, venue enterrer ses jumeaux nouveaux nés, qui va rester sur place car elle n'a nulle part ailleurs où aller. Havre de paix et de compassion au milieu de l'enfer où "s"illustrent" un cacique sans foi ni loi, un maire corrompu et des troupes soldatesques sanguinaires, le cimetière est menacé de fermeture et ces deux responsables de mort violente. On l'a compris, l'ambiance n'est pas des plus romantiques et l'autrice ne fait pas de concessions à l'espoir. Avec l'implacabilité de chapitres courts et cinglants, Karina Sainz Borgo ne lâche jamais son lecteur et, mieux que dans son roman précédent, réussit parfaitement un mélange des genres qui fonctionne à merveille, dans un style visuel qui pourrait donner des idées à des cinéastes latino-américains pour une éventuelle adaptation au cinéma, pourquoi pas.

 

 

L'auteure :

 

Karina Sainz Borgo est née le 10 février 1982 à Caracas. Elle a publié La fille de l'Espagnole.

 

 


02/09/2023
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Ascendance et polyamour (Portrait huaco)

Dans le très brillant Tu quitteras la terre, l'auteur péruvien Renato Cisneros enquêtait sur la généalogie de sa famille, y dénichant quelques secrets bien cachés. De la même nationalité, Gabriela Wiener s'interroge à son tour, dans Portrait huaco, sur son présumé ancêtre, explorateur européen dont le passage au Pérou s'est soldé par des exhumations d'objets Incas (pillages serait un terme plus approprié) qui composent désormais la collection Wiener au musée parisien du quai Branly, mais aussi par une descendance. Et voici Gabriela Wiener, écrivaine et journaliste installée en Espagne, qui remonte le temps et essaie d'en savoir plus sur cet aïeul revendiqué par sa famille même si un doute demeure. Mais cette quête n'est pas le seul sujet de Portrait huaco, plus proche d'une autofiction que d'un roman, car l'autrice y évoque sa vie polyamoureuse, plus ou moins bancale, et aussi la figure de son père, qui menait une double existence. L'intérêt du livre est assez inégal, parfaitement passionnant quand il évoque les zoos humains des expositions universelles ou encore ce racisme scientifique qui a longtemps perduré en Europe. Un peu moins captivantes sont les pages les plus intimes, souvent crues, dans lesquelles le lecteur devient un voyeur malgré lui, même si, dans un autre registre, la recherche d'identité de la narratrice parlera à chacun. Un peu décousu, Portrait huaco confirme cependant, à sa manière, la puissance et l'absence de complexes des romancières latino-américaines actuelles.

Un grand merci à NetGalley et aux excellentes éditions Métailié.

 

 

L'auteure :

 

Gabriela Wiener est née le 24 novembre 1975 à Lima.

 


30/08/2023
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Mortes dans l'indifférence (Celles qu'on tue)

Pour qui suit Patricia Melo depuis son premier roman traduit en français, O Matador, Celles qu'on tue marque une vraie différence dans l'univers du roman noir, domaine dans lequel l'autrice native de Rio de Janeiro excelle depuis près de 30 ans. C'est un livre rempli de colère froide, autour des féminicides au Brésil, une tragédie presque "ordinaire" qui ne cesse de s'amplifier, dans une certaine indifférence, comme dans beaucoup du pays du monde. Dans le cadre d'un récit de fiction habilement troussé, avec une héroïne très attachante, qui trimballe ses propres traumatismes, Patricia Melo use de la puissance de son style rageur, aidée par des recherches documentaires poussées, pour dénoncer sans répit les atrocités qui se commettent chaque jour à l'égard des femmes par des maris, des amants, des frères, des pères ... Elle n'a de cesse de raconter, en peu de mots glacés comme la mort, des cas horribles et avérés alors que la justice souvent trouve des circonstances atténuantes aux meurtriers, d'autant plus s'ils sont riches et de la bonne couleur de peau. Précisément située dans la région amazonienne de l'Acre, l'action du livre évoque également avec force la condition des sous-citoyens indigènes et les crimes commis envers la forêt. Pour contrebalancer l'accumulation de noirceur du roman, l'écrivaine se fait parfois poétesse, évoquant les sortilèges de l'Ayahuasca. un hallucinogène qui nous offre des pages magiques et délirantes où le matriarcat se venge à sa manière cruelle et sensuelle. Courageux, cru et d'une extrême violence, pour lutter contre l'indifférence, Celles que l'on tue est de ces ouvrages qui, s'ils ne vous mettent pas K.O,, vous laissent en tous cas groggy pendant longtemps.

 

 

L'auteure :

 

Patricia Melo est née le 2 octobre 1962 à Rio de Janeiro. Elle a publié 12 livres dont O Matador, Eloge du mensonge et Feu follet.

 


15/08/2023
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Attendre et disparaître (La saison des femmes)

Plus de 6 ans après Être à distance, Actes Sud nous offre enfin une nouvelle traduction de la si précieuse écrivaine chilienne, Carla Guelfenbein. Il ne s'agit pas de celle de Llévame al cielo, toujours inédit en français, mais d'un roman postérieur, La saison des femmes, court récit de 120 pages, ce qui est un peu frustrant. Les personnages, tous féminins et fictifs à l'exception de Doris Dana, amour tardif de la poétesse Gabriela Mistral, ont New York en commun mais ne vivent pas à la même époque. L'autrice alterne les chapitres qui sont consacrées à chacune d'entre elles, tout en tissant des liens, invisibles ou non. Carla Guelfenbein parle de l'attente comme d'une manière de disparaître, pour ses différentes héroïnes, rejoignant ainsi la longue cohorte de ces icônes artistiques qui ont choisi leur sortie, de Virginia Woolf à Sylvia Plath, en passant par Violeta Parra. Le style de Carla Guelfenbein, toujours fluide, fait merveille mais il est évident que ce roman, aussi agréable soit-il à lire, n'est qu'un intermède, en espérant la traduction en retard mais aussi celle de son dernier livre, La naturaleza del deseo, paru en 2022 en espagnol. Merci d'avance à Actes Sud.

 

 

L'auteure :

 

Carla Guelfenbein est née le 30 novembre 1959 à Santiago du Chili. Elle a publié 7 livres dont Ma femme de ta vie, Le reste est silence et Nager nues.

 


28/06/2023
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Haut perché (Roca pelada)

Eduardo Fernando Varela a attendu l'orée de la soixantaine pour publier son premier roman, Patagonie route 203, excellent, avant ce Roca Pelada, encore meilleur. Pour un mélange assez détonant de sérieux et de fantaisie, le second aspect l'emportant assez nettement, mais sans que le livre ne perde de son sens, suspendu comme il est, à 5 000 mètres, dans l'altiplano andin. L'inaction du livre, si l'on ose dire, se passe à un poste frontière, celui de l'Argentine et du Chili, imagine t-on, puisque le lieu n'est pas nommé. Là, un détachement militaire, entre orages magnétiques et pluies de météorites, a pour principale occupation d'épier les faits et gestes de la garnison étrangère qui stationne en face. Le commandant Costa, qui dort dans un hamac, a du mal à se faire obéir de son sergent, expert ès beignets, et du reste de sa troupe. Il ne se passe presque rien, comme dans Le désert des tartares, mais en fait si, sous la plume inspirée de Varela, qui compose une sorte de symphonie héroïque de l'immobilisme, plus comique que tragique et où son sens de l'absurde fait merveille, jusque dans les dialogues, avec mention spéciale pour les communications par radio. Dans ce monde d'hommes, l'apparition d'une femme, nouvelle cheffe des "ennemis", va semer le trouble chez Costa et donner au roman une autre tonalité, pas seulement sentimentale mais aussi mélancolique. Dans ce roman haut perché, où il est permis de se demander à quoi servent les frontières, passent aussi un sorcier indien qui ne veut plus travailler dans un salon de coiffure pour chiens, des mineurs shootés à l'oxygène, une femelle puma et une locomotive folle, entre autres anomalies. Mais le plus impressionnant dans Roca Pelada est bien cette manière qu'a l'auteur pour trouver l'équilibre entre ses différents versants : contemplatif, philosophique et burlesque.

 

 

L'auteur :

 

Eduardo Fernando Varela est né à Buenos Aires. Il a publié Patagonie route 203.

 


12/04/2023
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Le début de la fin (Crasse rose)

Avec Crasse rose, l'écrivaine uruguayenne Fernanda Trías se distingue des romans post-apocalyptiques puisque, dans cette dystopie, la fin du monde, suppose t-on, en attendant l'avènement d'un autre, ne fait que commencer. Dans une ville qui pourrait être Montevideo, ou une autre cité portuaire d'Amérique latine, une épidémie mortelle se propage (le livre a été écrit avant le temps du coronavirus) tandis qu'un brouillard persistant ne se dissipe qu'à l'occasion de violentes tempêtes. Au cœur du roman, une femme survit dans son appartement, loin de son ex-mari hospitalisé et de sa mère avec laquelle les relations sont fraîches. Son compagnon de fortune est, provisoirement, un enfant atteint d'un syndrome génétique et qui n'est jamais rassasié. Autant dire que Crasse rose ne respire pas la joie de vivre mais, dans ce climat sinistre, l'autrice réussit à nous accrocher par un style qui donne au sordide une sorte de poésie étrange, réellement fascinante. La romancière laisse un certain nombre de choses dans l'ombre, ne donne pas une tonne d'informations sur la situation en dehors de la ville et son intrigue évolue au ralenti, mais c'est justement ce qui fait l'intérêt du récit, avec cette atmosphère délétère et un portrait très humain d'une anti-héroïne dont on ne sait si elle va se laisser engloutir par le pourrissement général ou finalement s'enfuir vers d'autres horizons. Aux côtés de l'argentine Mariana Enriquez et de la colombienne Lorena Salazar, dans des veines différentes, et avec quelques autres, Fernanda Trías représente à coup sûr l'avenir d'une littérature latino-américaine qui ne se résume plus au trop célèbre réalisme magique.

 

 

L'auteure :

 

Fernanda Trías est née le 12 octobre 1976 à Montvideo. Elle a publié 6 livres dont La ville invincible.

 


09/04/2023
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