Amérique du Sud
Une fillette va mourir (Propre)
Un roman qui n'est que monologue pose toujours la question de la crédibilité des faits énoncés, à partir du moment où, par définition, aucun autre point de vue n'est exposé. C'est la loi du genre et c'est au lecteur de décider s'il doit absolument faire confiance à la narratrice, Estela, en l'occurrence, dans le livre d'Alia Trabucco Zerán. Cette histoire aurait pu s'intituler La nana (La bonne), mais il y aurait eu confusion avec un excellent film de 2009, Chilien lui-aussi, qui porte ce titre. D'emblée, à la manière de Leïla Slimani dans Chanson douce, l'autrice annonce l'épilogue : la fillette de la maison dont s'occupe Estela va mourir. Comment ? Nous ne le saurons qu'à la fin, assassinat ou non, mais le suspense n'est qu'un prétexte pour assister au quotidien de l'employée de maison, ses rapports avec ses patrons, pour lesquels elle est quasi invisible et vaguement méprisée, même si son travail est bien fait. Par ailleurs, se pose la question de l'aliénation d'Estela, en termes de santé mentale, plus le roman progresse vers sa conclusion. Question subsidiaire : est-ce que celle-ci s'adresse à nous depuis une prison ou bien d'un asile ? Si c'est la deuxième option, il y encore plus à douter de la version qui nous est contée et c'est toute la perversité madrée d'Alia Trabucco Zerán que de laisser infuser le malaise, dans un récit assez bien mené dans sa première partie mais qui s'enlise quelque peu dans sa deuxième, le message de l'esclavage de plus en plus mal consenti par Estela, étant bien compris, et assez vite, avec l'humiliation qui va avec. Ne parlons pas de remplissage pour la dernière moitié du livre mais de délayage, peut-être, avec un dénouement un peu flou.
L'auteure :
Alia Trabucco Zerán est née le 26 août 1983 à Santago du Chili. Elle a publié La Soustraction.
Une femme insaisissable (La petite sœur)
C'est le succès, très mérité, des livres de Mariana Enriquez qui a sans doute incité les éditions du sous-sol à faire paraître la traduction du portrait de la grande et méconnue femme de lettres argentine Silvana Ocampo, 10 ans après la première parution de l'ouvrage en espagnol. Portrait et non biographie, tient à souligner Mariana Enriquez, tant son sujet, autrice de poésie et de nouvelles, entre autres, reste un être insaisissable, bien après sa mort, en dépit des nombreux témoignages recueillis et qui ont pour principale caractéristique d'être contradictoires. Silvana Ocampo était une bourgeoise excentrique dont les écrits reflètent une imagination perverse, dans une œuvre que l'on peut qualifier de bizarre, faute de mieux, ce qui en fait effectivement "la petite sœur" de Mariana Enriquez en écriture, à l'aune des livres horrifiques publiés par cette dernière, dont le désormais célèbre Notre part de nuit. Dans la vie de Silvana Ocampo, racontée sous forme de puzzle, plusieurs figures littéraires célèbres l'ont dissimulé au public, et aujourd'hui encore, ce qui au fond l'arrangeait bien. A commencer par son mari, Alfonso Bioy Casares, lequel la trompait copieusement, sans pour autant envisager de cesser de l'aimer ni de la quitter. Son ami, Jorge Luis Borges, a aussi fait partie des intimes de Silvana et de la sœur aînée de celle-ci, la très brillante Victoria Ocampo. Les relations entre Victoria et Silvana furent compliquées et souvent hostiles et constituent l'un des intérêts majeurs de ce livre, très riche en anecdotes et en témoignages, d'époque ou recueillies directement par Mariana Enriquez. En fin de compte, cette passionnante étude réussit parfaitement dans son entreprise qui est de nous donner envie de nous ruer sur les livres de Silvana Ocampo, écrivaine anti-conformiste et visiblement encore sous-évaluée.
L'auteure :
Mariana Enriquez est née le 6 décembre 1973 à Buenos Aires. Elle a publié 9 livres dont Notre part de nuit et Les dangers de fumer au lit.
Le crépuscule des vieux (Eufrasia Vela et les sept mercenaires)
Inutile de tourner autour du déambulateur, le sujet de Eufrasia Vela et les sept mercenaires (le titre original du livre en espagnol étant Cent cochons d'Inde) est bien celui de l'euthanasie. Il s'agit du deuxième roman traduit en français de l'écrivain péruvien Gustavo Rodriguez, après l'excellent Les matins de Lima. Construit selon une progression limpide, le livre, par son ton et ses situations, pourrait aisément se comparer à certaines comédies sociales du cinéma britannique, qui s'attaquent à des thèmes a priori lourds, transfigurés par l'humour, la tendresse et la plus profonde des humanités. De sa plume incisive, l'auteur raconte le crépuscule des vieux, leur appel à finir dans la dignité et, face à eux, le dévouement et l'empathie de leur aide-soignante, Eufrasia Vela. C'est aussi le livre du Pérou d'aujourd'hui, des inégalités sociales et des transformations d'un pays où l'accès à la mer semble de plus en réservé aux plus riches et aux bien-portants. Quelle que soit sa propre opinion vis-à-vis de la fin de vie, le roman de Gustavo Rodriguez suscite une jolie émotion mais sans que l'auteur ne se croit obligé de traquer nos glandes lacrymales. Il évite consciencieusement les effets mélodramatiques en "coupant" très vite les scènes qui, autrement, auraient pu tomber dans une sorte de voyeurisme morbide. Un livre léger sur un thème qui ne l'est pas et soumis à des questionnements qui se posent à n'importe quel humain, à un moment de son existence, pour son propre compte ou pour ses proches. Une leçon de vie, et de mort, en quelque sorte, empli à part égale de joie et de tristesse, qui n'a surtout pas la prétention de s'ériger en jugement (a)moral.
L'auteur :
Gustavo Rodriguez est né en 1968 à Lima. Il a publié 7 romans dont Les matins de Lima.
Perdre est une question de méthode (Une vie pleine de sens)
Perdre est une question de méthode, proclamait il y a quelques années le titre d'un excellent roman du Colombien Santiago Gamboa. David, le narrateur et anti-héros d'Une vie pleine de sens, semble aussi détenir les clés pour se compliquer l'existence, s'attirer des inimitiés et pour parler vulgairement, foirer sa vie, professionnelle et familiale, dans un même élan apathique, si l'on ose cet oxymore. Le cheminement du susdit est tragiquement drôle, dans une certaine tradition d'humour juif, mais le livre ne fait pas tellement rire, tellement son personnage principal fait de la peine, dans sa maladresse innée et ses difficultés à comprendre le monde qui l'entoure. Cet homme est un chercheur, ce qui vaut au lecteur un grand nombre de descriptions scientifique, lesquelles il faut bien le dire, auraient mérité d'être raccourcies. A l'inverse, quand l'auteur se fait plus concret que théorique et évoque les soucis familiaux de David, ses rapports exécrables avec son beau-père, désastreux avec son épouse et frustrants avec son fils, on peut apprécier à sa juste valeur le style de Pablo Casacuberta, élégant et racé, à peine alourdi par une multitude de métaphores. Le roman est inégal, donc, avec quelques passages abscons, mais l'auteur uruguayen possède une dose d'ironie considérable qui rend son livre appréciable, en définitive, même si l'on ne peut pas dire qu'il fait beaucoup pour nous permettre de comprendre et encore moins d'aimer ce malheureux David.
Un grand merci aux éditions Métailié et à NetGalley
L'auteur :
Pablo Casacuberta est né en 1969 à Montevideo. Il a publié 5 romans dont Ici et maintenant et Une santé de fer.
Vivre en trans (Histoire d'une domestication)
L'intensité règne dans pratiquement toutes les pages de Histoire d'une domestication. Il est rare de lire un roman aussi puissant et souvent inconfortable que celui de Camila Sosa Villada, avec son personnage principal de comédienne trans, dont certains traits de caractère sont sans doute empruntés à l'autrice argentine, elle-même. Flamboyante, extrême et infernale, cette héroïne est une star adulée et controversée qui n'a pas de tabous dans sa sexualité, qui occupe une grande partie du livre, avec des passages qui mêlent violence et abandon dans un cocktail explosif, dont la crudité a les accents d'un désir insatiable et mortifère dont l'exhibition ne peut que choquer, avec sa radicalité assumée. Vivre en trans et chercher un équilibre identitaire, le défi est de taille et la notoriété et le parfum sulfureux qui l'entourent agissent comme des drogues perverses. Le livre revient sur le passé de celle qui a subi des brimades au temps de l'enfance, jusqu'à l'indicible, puis qui a connu la prostitution avant de se révéler comme artiste emblématique d'une société qui évolue malgré les intolérances d'une frange importante. Chacun des personnages qui entoure la comédienne (on ne peut que se contenter de cette dénomination, faute de connaître son nom) possède également des caractères distinctifs forts (le père et la mère séparés, le demi-frère, le fils adopté, le mari homosexuel, sans oublier un metteur en scène de théâtre, un ouvrier, d'autres encore). Histoire d'une domestication est aussi un roman familial, lourd de ressentiments, de haines recuites, de jalousie et même de tendresse, mais oui. De ce roman, l'on ressort lessivé et fasciné par autant de sentiments exacerbés et comme passés au mixeur. Avec l'envie de faire une pause littéraire, le temps de digérer ce monstrueux maelström d'émotions.
Un grand merci aux éditions Métailié et à NetGalley.
L'auteure :
Camila Sosa Villada est née le 28 janvier 1982 à La Falda (Argentine). Elle a publié Les Vilaines.
Folie intérieure (Sept maisons vides)
L'écrivaine argentine Samanta Schweblin excelle dans les formats courts, y compris dans son roman le plus brillant, Toxique, qui ne dépasse pas les 130 pages. Sa notoriété allant croissant, à l'instar de plusieurs de ses "inquiétantes" consœurs latino-américaines, la traduction française de son recueil de nouvelles, Sept maisons vides, 9 ans après sa parution dans sa langue originelle, s'imposait d'elle-même. Sept histoires domestiques, donc, nous sont soumises, la plupart très courtes mais dont l'étrangeté et le dénouement flou inspirent un certain malaise, plutôt délicieux quand on apprécie des lectures frissonnantes. Mais c'est la nouvelle la plus longue, et de loin, intitulée La respiration caverneuse, qui emporte le morceau. Quel récit perturbant que celui de cette vieille dame, qui voudrait mourir mais n'y parvient pas et qui se nourrit d'obsessions dévorantes et de méfiance à l'égard de ceux qui l'entourent, mari, voisine ou fils de cette dernière, entre autres. Avec son style coupant, Samanta Schweblin nous plonge dans cet esprit malade, qui ne cesse de tordre le quotidien pour en faire un univers clos cerné de menaces. Les 7 nouvelles du livre composent un ensemble cohérent, autour de la folie qui guette chacun de nous, sachant que notre plus grand ennemi ne réside pas ailleurs qu'en nous-mêmes.
L'auteure :
Samanta Schweblin est née en 1978 à Buenos Aires. Elle a publié 6 livres dont Toxique et Kentukis.
Des os à ronger (De l'amour des chiens)
Première constatation, à la lecture du dernier roman de Rodrigo Blanco Calderón, De l'amour des chiens est bien moins délirant et insaisissable que son précédent opus, The Night. Le livre reste cependant assez peu prévisible dans son développement autour d'un homme qui vient de divorcer et d'hériter de la propriété de son beau-père, à condition qu'il transforme celle-ci en refuge pour chiens errants. Mais ce n'est que l'écume d'une intrigue parfois difficile à appréhender dans ces circonvolutions, qui convoque de nombreux personnages vivants ou décédés, y compris le célèbre chien de Bolivar, le Libertador. Beaucoup d'os à ronger, donc, dans ce roman aux apparences légères, doté d'un suspense certain et aux rebondissements pour le moins inattendus. Mais comme dans The Night, il s'agit bien d'une fiction qui dresse un constat sans appel de l'état du Venezuela, pays en ruines et fui par une grande partie de sa population, à commencer par les élites, qui laissent derrière eux leurs compagnons à quatre pattes, d'où la prolifération de chiens abandonnés dans les rues de Caracas. Il y a quelque chose d'absurde, voire de surréel, dans le récit de l'auteur, qui en fait à la fois l'intérêt et la limite. Rodrigo Blanco Calderón cherche ce qu'il reste d'humanité dans un pays gangrené par la corruption et la violence. Il en trouve assez peu mais se console dans l'amour reçu de nos amis canins. Brillant et déconcertant, De l'amour des chiens va en tous cas bien plus loin que ce que son résumé pourrait laisser imaginer.
L'auteur :
Rodrigo Blanco Calderónest né en 1981 à Caracas. Il a publié 11 livres dont The Night.
Des femmes et des caïmans (Terre noire)
C'est un livre où il est question de colibris qui parlent et de jeunes femmes qui séduisent les caïmans. Entre autres choses, mais Terre noire raconte d'abord une vision du monde, celle du peuple Xingu, au cœur de l'Amazonie, en se débarrassant vite de tout exotisme pour comprendre et s'immerger dans un univers aux rites ancestraux, en accord avec la nature et les animaux. Nous suivons les pas d'une adolescente, en deuil de sa mère, qui bien que venue de ce que l'on appelle la "civilisation" va apprendre au contact de ses hôtes et découvrir une riche culture dans laquelle les légendes tiennent une place majeure. Terre noire est un roman d'apprentissage pas comme les autres, dont les meilleures pages sont celles consacrées à la vie en Amazonie, l'autrice insérant d'autres chapitres, moins captivants, de l'existence de son héroïne, avant la disparition de sa mère et dans le futur, avec ses études à Paris, insatisfaisantes, qui ne peuvent que lui donner l'envie de revenir aux sources de son épanouissement. C'est évidemment aussi un livre qui dit la difficulté de survie des tribus indigènes face au tourisme, à la déforestation, au racisme et à la pollution mais Terre noire n'est pas un manifeste écologique pur et dur, c'est avant tout un roman où le réalisme poétique s'invite, avec générosité et une certaine grâce. Le livre est une réussite parce qu'il parle d'un lieu et d'une population que Rita Carelli connaît parfaitement, depuis son plus jeune âge. Réalisatrice, actrice et autrice de livres pour la jeunesse, elle témoigne dans Terre noire de son amour pour un territoire, des gens et un mode de vie de plus en menacés.
Un grand merci aux éditions Métailié et à NetGalley.
L'auteure :
Rita Carelli est née en 1984 à São Paulo;
Au pays de la violence obstinée (Eva et les bêtes sauvages)
Une histoire d'amour et de mort dans un port fluvial de la jungle colombienne, sur les rives de l'Orénoque. Eva et les bêtes sauvages se lit comme un portrait radical de la violence en Colombie à la fin du XXe siècle. Eva, une infirmière qui a une fille et un passé de tous les excès, devient l'objet du désir d'un homme qu'on appelle Gordo Ochoa, qui travaille pour des voyous locaux. Très loin de Bogotá, des paramilitaires, des guérilleros des FARC, des indigènes, des aventuriers, des soldats, des policiers, des trafiquants de coca, des prostituées et des mineurs se croisent et s'affrontent dans un roman qui ne fait pas de quartier et s'impose par son aspect direct, qui n'empêche pas certaines envolées lyriques et poétiques. Moins connu jusqu'à maintenant que ses brillants compatriotes, Juan Gabriel Vásquez, Héctor Abad Faciolince (dont on attend impatiemment un nouveau livre) ou encore Santiago Gamboa, Antonio Ungar mérite de se faire une place dans un paysage littéraire national dense comme la jungle. Entre le reportage et le conte, entre crudité et angélisme, Eva et les bêtes sauvages séduit par la complexité de ses personnages et leur sensibilité, qui contraste avec la férocité obstinée des exactions en ce lieu perdu de Colombie.
L'auteur :
Antonio Ungar est né en 1974 à Bogotá. Il a publié 4 livres dont Trois cercueils blancs.
Face à un avenir incertain (La dernière joie du monde)
Écrivain relativement prolifique, le Brésilien Bernardo Carvalho a publié quelques romans d'excellente facture, comme par exemple Ta mère. dont l'action se situe en Russie. Avec La dernière joie du monde, il a écrit un ouvrage court qu'il qualifie lui-même de fable mais qu'il est en définitive assez difficile à catégoriser. Sans doute est-ce l'observation de la pandémie et du confinement qui l'a incité à se pencher sur l'état mental et moral du Brésil mais la dystopie qu'il décrit, en un temps où un virus fait des ravages, est surtout marquée par des questions bien plus que par des réponses, quitte à laisser ses lecteurs circonspects, voire totalement désemparés devant un livre qui cultive une certaine opacité. La femme qui y occupe la place centrale entreprend avec son enfant un voyage à l'intérieur du pays afin de rencontrer un voyant, lequel a tout oublié de son propre passé mais est capable de lire l'avenir. Toutefois, ce sont d'autres histoires, inquiétantes, qui viennent peu à peu contaminer l'intrigue principale qui cesse de l'être. C'est comme si l'écrivain Bernardo Carvalho se demandait si la fiction a encore un sens dans un monde malade, qui a perdu toute boussole et se dirige vers un avenir incertain. Mais ce n'est qu'une interprétation devant cette fable que certains qualifieront peut-être de géniale alors que d'autres la trouveront énigmatique et hermétique. Disons, pour trancher, qu'elle laisse très dubitatif.
Un grand merci à NetGalley et aux éditions Métailié.
L'auteur :
Bernardo Carvalho est né le 5 septembre 1960 à Rio de Janeiro. Il a publié 13 romans dont Neuf nuits et Ta mère.