Cinéphile m'était conté ...

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Amérique du Nord


Douleurs fantômes (Baumgartner)

Quand viendra le temps de tracer un bilan de l’œuvre du grand Paul Auster, sans doute que Baumgartner sera considéré comme un roman mineur du maître américain mais aussi, peut-être, comme l'un de ses plus personnels, En effet, même si le roman est écrit à la troisième personne, il y a cette impression que son personnage principal a emprunté certains des traits d'Auster, ses pensées, arrivé à un âge avancé, voire même des aspects de sa vie. Quoiqu'il en soit, Baumgartner est indispensable à tous ceux qui professent une admiration sincère pour l'écrivain septuagénaire, dont la prose se met soudain à ressembler, toutes proportions gardées, à celle, tardive, de Philip Roth. Dans son roman, Auster fait le portrait d'un intellectuel juif américain à l'automne de son existence, qui a perdu son épouse quelques années plus tôt et qui ne s'en remettra probablement jamais. Tous les lecteurs sont happés par la justesse de la comparaison entre un membre amputé, devenu une douleur fantôme et le deuil qui fait toujours mal en convoquant les souvenirs heureux du passé. Livre de la mémoire, du bonheur perdu et de la vieillesse, un peu avant le naufrage, Baumgartner est un récit d'une belle sensibilité, un voyage intérieur sombre et nostalgique. Nonobstant une dernière phrase énigmatique, ce roman, au final, avec les sentiments qui affleurent, n'est peut-être pas aussi mineur qu'il y parait de prime abord.

 

 

L'auteur :

 

Paul Auster est né le 3 février 1947 à Newark (Etats-Unis). Il a publié 19 romans dont Moon Palace, Mr Vertigo, Invisible et 4 3 2 1.

 


21/03/2024
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La défaite des mères (Des murmures)

C'est vrai que Des murmures de Ashley Audrain fait partie de ces romans qui en rappellent d'autres, même si beaucoup penseront d'abord à une célèbre série (et pour les plus cinéphiles au merveilleux Chaînes conjugales, l'un des meilleurs films de Joseph Mankiewicz). Dès lors qu'il s'agit de l'éclatement d'une bulle faussement heureuse et bienveillante, il est permis de penser à des œuvres comme Les veuves du jeudi de l'Argentine Claudia Piñeiro ou La Gifle de l'Australien Christos Tsiolkas, les deux se déroulant dans une communauté très fermée où ne pénètre que peu le tumulte du monde extérieur. La romancière canadienne est moins encline à l'humour noir, voire le cynisme, de ses collègues écrivains mais elle sait aussi être cruelle vis-à-vis de ses personnages, féminins en l'occurrence, puisque les hommes, dans Des murmures, sont la plupart du temps en arrière-plan. Le livre passe avec souplesse d'une protagoniste à une autre : Blair, Whitney et Rebecca, trois voisines, trois amies, trois femmes imparfaites sous des dehors impeccables. L'autrice creuse au plus profond la psychologie de ses protagonistes, dans leur couple, mais surtout dans leur rapport à la maternité. Ce petit monde est observée par une quatrième femme, plus âgée, qui a, plus que les autres vécu une existence frustrante et dramatique. C'est la défaite des mères, dans le sens où elles ressentent culpabilité et jalousie à l'égard des autres, pour des raisons différentes. Audrey Audrain maîtrise parfaitement les va-et-vient de son récit, les sauts temporels et la révélation progressive des secrets des unes et des autres. Habile et manipulateur, le roman, bien que se déroulant en quasi vase clos, progresse comme un thriller jusqu'à la terrible dernière phrase. Des murmures est une mécanique de précision, un peu trop réglée, peut-être, mais diablement efficace.

 

 

L'auteure :

 

Ashley Audrain est née en 1982 à Newmarket (Canada). Elle a publié Entre toutes les mères.

 


15/03/2024
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Affaires froides (L'étoile du désert)

Les égouts de Los Angeles et la première apparition du policier Harry Bosch, sous la plume de Michael Connelly, date d'il y a trente ans. Depuis, le sang a coulé sous les ponts et l'auteur a eu la bonne idée de faire vieillir celui qui a été le plus souvent son personnage principal, désormais âgé de 70 ans dans L'étoile du désert. Pas encore cacochyme, et il va le prouver, mais officiellement à la retraite et affecté comme volontaire dans une unité "d'affaires froides", comprenez non résolues, placée sous la direction d'une tête familière, Renée Ballard. Le roman déroule deux intrigues, d'abord en parallèle puis successivement, selon un modus operandi éprouvé chez Connelly, ce qui ne l'empêche pas d'être diablement efficace. Mais derrière son caractère de pur polar, avec son sens du suspense et ses rebondissements, le personnage de Bosch prend beaucoup de place, comme si l'auteur tenait à nous le montrer encore vif et volontaire. Il y a un côté crépusculaire dans L'étoile du désert, une inéluctabilité naturelle dans le vieillissement de son héros. A la fin du livre, l'on se prend à se souvenir d'un certain Erlendur, que son créateur, Indridason, bien sûr, a fait disparaître dans la brume. Bosch sera encore bien présent dans le Connelly nouveau, qui reste à traduire, mais pas au premier plan. Avoir des nouvelles de sa santé sera aussi important, pour ses suiveurs fidèles, que l'intrigue qui sera développée dans Resurrection Walk.

 

 

L'auteur :

 

Michael Connelly est né le 21 juillet 1956 à Philadelphie. Il a publié une quarantaine de romans dont Les égouts de Los ANgeles, Le Poète et Créance de sang.

 


24/12/2023
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Sentiments, mensonges et jeux vidéo (Demain, et demain, et demain)

Demain, et demain, et demain, c'est sentiments, mensonges et jeux vidéo, en quelque sorte. Et si l'intrigue emprunte quelques chemins balisés en matière de romanesque : amitié, triangle amoureux, deuils, etc, elle a pour originalité première de nous plonger dans l'univers très créatif des jeux vidéo, riche en informations pour les béotiens, et notamment ceux qui ont toujours préféré le livre à la manette. Le monde des geeks et autres gamers est fascinant et Gabrielle Zevin excelle à nous en décrire les arcanes, remontant dans le temps à sa période presque artisanale, sans pour autant nous noyer dans un jargon ésotérique. Et en insistant, sans cesse, sur les parallèles et les différences entre les jeux vidéo et la vie réelle, les premiers offrant l'avantage de recommencer ad libitum, après un échec. Sinon, le thème général est classique mais imparable et qui parle à tous : parler d'un amour qui ne s'est jamais concrétisé, sous-jacent mais remplacé par une amitié indéfectible, bousculée parfois par des brouilles, des incompréhensions, des jalousies et des mensonges (on y revient). C'est d'ailleurs, peu ou prou, le thème d'un film qui vient de sortir sur les écrans : Past Lives- Nos vies d'avant, qui pianote avec subtilité sur la gamme sentimentale et les choix de vie. Pour en revenir à Gabrielle Zevin, son roman est indéniablement attachant, avec des personnages brillants dans leur domaine, un peu asociaux et obsédés par leur passion. L'autrice est particulièrement douée dans les entames de ses chapitres, relançant avec brio l'intérêt, avec le passage du temps et les évolutions des relations entre ses trois protagonistes principaux. Facile à lire, Demain, et demain, et demain use d'un style simple pour décrire des existences humaines où les coups du sort, les réussites et les échecs, les maladresses et les variations sentimentales s'accumulent, sans qu'un retour en arrière, pour gommer les imperfections, soit possible. Alors que dans les jeux vidéo, bref, vous connaissez la chanson.

 

 

L'auteure :

 

Gabrielle Zevin est née le 24 octobre 1977 à New York. Elle a publié 5 romans.

 


13/12/2023
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Frappé en plein Caire (Ce que je sais de toi)

"Toi", "Moi", "Nous", telles sont les trois grandes parties de Ce que je sais de toi, le premier roman addictif du Québécois, né de parents égyptiens, Eric Chacour. En faire le résumé est relativement facile mais édulcore le plaisir de lecture qu'il procure, en grande partie à cause de sa subtile construction, loin d'être complexe mais diablement romanesque et génératrice d'émotion, bien que l'auteur garde une certaine pudeur autour d'une histoire d'amour interdite, dans l’Égypte des années 80. Le narrateur du premier tiers du livre nous est de prime abord inconnu et le mystère qui entoure son identité constitue le premier secret d'un roman qui en comporte beaucoup. Si l'on s'en tient à sa seule trame, Ce que je sais de toi pourrait presque passer pour un simple roman sentimental mais son écriture, d'un élégant classicisme, rehausse son intérêt. Au-delà de son axe central et amoureux, le livre mérite l'attention pour ses descriptions de la vie sociale au Caire, chez les privilégiés comme chez les démunis mais Chacour se pose en observateur, n'approfondissant pas son analyse sociologique, laissant les lecteurs se forger leur propre opinion. Il en est de même avec les portraits psychologiques de ses principaux personnages, précis dans leurs traits majeurs mais volontairement incomplets. Dernière illustration de ce désir de ne pas entraver le pouvoir d'imagination des mêmes lecteurs : la scène finale, qui devrait constituer l'acmé du livre et que l'auteur tronque sciemment. Pas question de solliciter les glandes lacrymales : le livre, avec grâce, s'éloigne des protagonistes, comme le ferait une caméra dans un zoom arrière discret et définitif. Le reste appartient à une histoire non écrite et soumise à notre seule création.

 

 

L'auteur :

 

Eric Chacour est né en 1983 à Montréal.

 


09/12/2023
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Dérive américaine (L'Invitée)

C'est une erreur à ne pas commettre que celle d'enchaîner un livre de la trempe de Les Dés de Ahmet Altan puis L'Invitée de Emma Cline, avec son intrigue molle, son héroïne perdue et ses quelques remarques acerbes sur l'Amérique des nantis, une minorité de privilégiés au mépris visqueux pour ceux qui n'ont pas l'heur d'appartenir à leur caste. On peut difficilement faire plus américain que le roman d'Emma Cline qui se nourrit de motifs plutôt familiers à ceux qui fréquentent le cinéma indépendant d'Amérique du Nord, qui n'est pas toujours à la hauteur de ses ambitions. Ne pas chercher une intrigue digne de ce nom dans L'Invitée, il n'y en a pas, et la seule question qui vaille est celle-ci : Alex, renvoyée par son (vieil, riche et nouvel) amant, parviendra t-elle à le reconquérir quelques jours plus tard, à l'occasion d'une fête organisée chez le premier cité (évidemment) ? Entre temps, Alex part à la dérive, rencontre quelques personnes sans intérêt majeur et essaie surtout de trouver un toit pour les quelques nuits qui la séparent des retrouvailles espérées. Pourquoi pas, après tout, on en a vu des tas de ces personnages pas loin d'être pathétiques, dans les romans américains ou même dans certains films du Hollywood des années 70, par exemple ou encore chez Wim Wenders. Pas nécessairement des Bonnie & Clyde mais des personnes attachantes, avec une âme et du cœur. Alex est paumée mais ne suscite pas vraiment la sympathie, elle est davantage parasite qu'invitée, à vrai dire, et dénuée de toute morale. Avec un peu plus d'humour, de tendresse et moins de connotations sardoniques, le livre aurait certainement eu plus de chance de captiver. Quant au style, désolé mais il n'a franchement pas de quoi faire lever de son siège. Plat, souvent et vulgaire parfois (il est tentant de citer des exemples mais non, ce serait trop facile).

 

 

L'auteure :

 

Emma Cline est née en 1989 à Sonoma (Californie). Elle a publié 5 livres dont Les Girls et Harvey.

 


05/12/2023
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Le temps corrompu (La mer de la tranquillité)

Comme en cuisine, la littérature use d'ingrédients tous plus ou moins connus et la différence se fait dans la capacité du chef/auteur à mitonner un plat original, aux nouvelles saveurs. La chose est encore plus vraie dans le domaine de la science-fiction, domaine dans lequel évolue La mer de la tranquillité, qui reprend quelques thèmes bien familiers des amateurs, au premier rang desquels figure le voyage dans le temps. Emily St. John Mandel sait faire monter la sauce dans ses premiers chapitres qui nous propulsent, de siècle en siècle, de 1912 à 2401, avec un incident majeur qui se répète, comme seul indice auquel se raccrocher quant aux intentions de la romancière. La lumière vient tardivement, mais elle apparaît comme éclatante, à mi-parcours du livre autour de la corruption du temps et de la réalité du monde. Les questions métaphysiques sont là mais le bonheur de lecture est ailleurs, dans le style de l'autrice d'abord, suave et limpide, et surtout dans la caractérisation de personnages, nombreux mais identifiables et, pour certains, diablement attachants. Poétique davantage que technologique, et joliment mélancolique, La mer de la tranquillité nous transporte de la terre aux colonies lunaires, en mettant l'accent sur les questions qui vaillent, et nous travaillent depuis toujours, pauvres humains que nous sommes : qui suis-je, où vais-je et est-ce que ce monde est sérieux ?

 

 

L'auteure :

 

Emily St. John Mandel est née en 1979 à Merville (Canada). Elle a publié 6 romans dont Station Eleven.

 


09/09/2023
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L'antichambre de l'hydre (La Famille)

Rares sont les romans qui nous font sentir intimement les pensées de ses personnages, presque à d'identifier à eux, et qui, dans le même temps, donnent une vue d'ensemble et un recul pour mieux embrasser les situations. Au cinéma, ce serait une alternance avisée de gros plans et de plans d'ensemble, sans qu'il y ait besoin de zoom pour passer des uns aux autres. La Famille est le premier roman de Naomi Krupitsky et c'est un grand livre, dans l'antichambre de cette hydre new-yorkaise que jamais l'autrice ne nomme par son nom, car ce n'est pas nécessaire, la Mafia. Une gageure pour cette Californienne qui raconte avant tout une amitié féminine qui a commencé à l'enfance et s'est poursuivie sur près de deux décennies, le livre débutant en 1928. Sofia et Antonia, deux femmes en lutte avec elles-mêmes, avec de forts moments de dépression et de tempête, avec maris et enfants, mais proches l'une de l'autre, avec de brèves périodes d'éloignement. La Famille est un roman à mèche longue, où la violence, sourde, se tient à distance de ses deux héroïnes, mais ne peut qu'impacter leurs existences respectives. Fragiles et puissantes sont Antonia et Sofia, aux tempéraments si différents, mais avec le même désir de s'affirmer dans un monde d'hommes et de règlements de compte. Et avec pour principal but de garder chacune d'entre elles vivantes, parce qu'ensemble elles forment une entité qui peut faire bouger des montagnes. Le livre se termine de manière très cinématographique, comme une apnée qui devient acmé. Si Naomi Krupitsky en a envie, qu'elle ne se gêne surtout pas pour concocter une suite à ces sinueuses et passionnantes vies de famille.

 

 

L'auteure :

 

Naomi Krupitsky est née à Berkeley (Californie).

 


03/06/2023
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Le poison est dans la queue (Bouche-à-bouche)

In cauda venenum. L'expression convient particulièrement aux dernières lignes de Bouche-à-bouche, un roman à la structure simple (cela change de la majorité de ses contemporains) et d'une belle efficacité, avec une tension qui s'aiguise crescendo. Le narrateur du livre, écrivain sans succès, s'efface devant l'histoire que lui raconte un ancien condisciple d'université dans un lounge de première classe d'aéroport. Un récit fluide qui commence avec le sauvetage d'un homme sur le point de se noyer et se poursuit dans le monde artificiel et guère reluisant du marché de l'art. L'auteur sait distiller les informations importantes en des moments cruciaux mais se garde bien de tout révéler depuis le départ. Il est assez habile pour nous aiguiller sur des fausses pistes, jusqu'à l'une des dernières (de ski). L'éthique n'est pas le point fort des personnages principaux, et l'on n'imagine pas jusqu'à quel point, mais le doute persiste quand même quant à savoir si c'est leur cynisme ou leur talent qui prédomine. Bouche-à-bouche reste un ouvrage sans prétention, plaisant et parfois même jubilatoire, n'ayant d'autre objectif que de nous entraîner dans une aventure humaine rehaussée par une épaisse texture romanesque. Une lecture en première classe, faussement confortable, dont le poison, savamment raffiné, se concentre comme de bien entendu dans la queue de l'ouvrage.

 

 

L'auteur :

 

Antoine Wilson est né en 1971 à Montréal. Il a publié 3 romans.

 


10/02/2023
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Toutes les nuances du noir (Harlem Shuffle)

1959, 1961 et 1964 : trois repères temporels dans une même ville, Harlem, sertie au cœur d'une autre, New York, pour un roman à la parfaite fluidité. Le livre de Colson Whitehead est un bijou et un vrai faux polar à tiroirs qui procure autant de plaisir, par la précision et le détail de ses intrigues successives, que certains films hollywoodiens des années 40 et 50, signés Preminger, Mankiewicz ou Huston. Au centre de Harlem Shuffle : Ray, le responsable d'un magasin d'ameublement, a priori modeste mais socialement ambitieux. Sa relation avec un cousin peu recommandable, en marge de la loi, constitue une source d'ennuis mais aussi éventuellement de profit, pour le commerçant honnête jusqu'à un certain de point. En soi, le récit minutieux des mésaventures de Ray, plein de vie et d'humour, est déjà un plaisir de gourmet mais l'auteur les intègre de manière impressionniste dans une évocation saisissante du Harlem de cette époque et le contexte de racisme exacerbé qui conduit aux émeutes de 1964. Un air du temps que Colson Whitehead encapsule avec maestria, dressant au passage une galerie de portraits de personnages souvent hauts en couleur avec toutes les nuances du noir. Seul regret : que les femmes soient réduites à la portion congrue dans cette œuvre délicieusement immersive.

 

 

L'auteur :

 

Colson Whitehead est né le 6 novembre 1969 à New York. Il a publié 8 livres dont Underground Railroad et Nickel Boys.

 

 


09/01/2023
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