Collection Naruse
Mikio Naruse est mon cinéaste préféré. Voici une collection de chroniques parues dans mon blog Cinéphile doux, au gré de mes découvertes successives (N'y figurent pas les essentiels Quand une femme monte l'escalier, Le grondement de la montagne, Nuages flottants, L'éclair et pas mal d'autres vus il y a plus longtemps).
Les larmes d'une femme (Nyonin aishu, 1937)
Après avoir consenti à un mariage arrangé, Hiroko se retrouve au sein d'une famille qui l'utilise comme véritable bonne à tout faire, son mari la considérant comme un objet de décoration. Ce portrait de femme, qui doit choisir entre l'asservissement et la liberté, préfigure les figures féminines des grands films de Naruse des années 50. Les larmes d'une femme est une oeuvre simple, d'une grande maîtrise technique, qui est déjà un manifeste pour l'émancipation de la femme dans le Japon conservateur de la fin des années 30. Joli film.
Acteurs ambulants (Tabi yakusha, 1940)
Au début des années 40, les studios japonais devaient se plier à des consignes très strictes : tourner des films gais et ne parler en aucune façon de la guerre. Naruse tourne donc une comédie qui semble quelque peu éloignée de son style habituel. C'est oublier un peu vite qu'il en a déjà tournée dans la décennie précédente et que le genre lui sied plutôt. Le film se focalise sur deux acteurs dont le rôle, dans une pantomime jouée dans les villages (une parodie de kabuki), est d'endosser le costume d'un cheval, le public ne voyant que leurs pieds. L'intrigue est toute simple et n'est pas tordante de rire, nonobstant l'extrême importance que se donnent ces deux comédiens qui ont la conviction d'exercer pleinement leur art (surtout celui qui fait bouger les pattes antérieures) et qui en profitent pour emballer les serveuses de bar qui s'ennuient. Cette oeuvre plaisante, qui se donne des airs de fable, permet au passage de découvrir le Japon rural et le quotidien d'une troupe d'acteurs pas très reluisante.
Le coeur sincère (Magokoro, 1939)
Deux petites collégiennes amies. L'une est d'origine modeste, élevée seule par sa mère. L'autre appartient à un milieu aisé. Les jeunes filles apprennent par hasard que la mère de la première a flirté dans le passé avec le père de la deuxième. Drame en perspective ? Pas du tout, malgré quelques quiproquos, les deux petites vont protéger leurs parents respectifs, les aider à comprendre que la vie est meilleure quand on fait montre de bienveillance et d'altruisme. Ce qui n'empêche pas que les coeurs soient lourds comme des rochers et la nostalgie lancinante de ce qui aurait pu être et n'a pas été. Comme souvent chez Naruse, le film avance par des conversations, pas par des événements spectaculaires. Le film se termine par un départ à la guerre dans une liesse ambigüe. Le film dure 1h07, le temps d'une oeuvre à la fulgurante subtilité, d'une limpidité inouïe. Magnifique !
Le chemin parcouru ensemble (Kimi to yuku michi, 1936)
Deux frères habitent chez leur mère, ancienne geisha. L'un est amoureux d'une jeune fille d'une famille bourgeoise qui l'a promise à un riche prétendant. Cela va mal finir, c'est prévisible. Melodrame bavard, théâtral et sans la grâce habituelle de mise en scène de Naruse, le film est largement en dessous du niveau habituel du susdit. Et, en plus, cela finit vraiment très, très mal.
Rêves de chaque nuit (Yogoto no yume, 1933)
Prodigieux film de la période muette de Naruse. Pas par son sujet, un mélodrame misérabiliste, où la femme (courageuse) travaille comme hôtesse pour subvenir aux besoins de sa petite famille, alors que son mari (couard) est incapable de trouver un travail et finit par se suicider. Le montage, le découpage et la mise en scène sont époustouflants. Ces zooms accélérés vers le visage de l'héroïne, ces travellings rapides dans les deux lieux principaux : le bar et l'appartement, donnent un dynamisme incroyable à ce film de 33, dont la technique est bien plus achevée que celle de bon nombre de films d'aujourd'hui.
Rapport sur la conduite du professeur Ishinaka (Ishinaka sensei gyojoki, 1950)
Trois courtes histoires, semblables à des nouvelles, qui se déroulent tout au nord du Japon, dans un environnement rural (superbes paysages). Le professeur Ishinaka, romancier à ses heures, n'est pas le héros mais un simple témoin des trois récits. Le ton est celui de la comédie sentimentale, qui verse parfois dans le burlesque, avec une tendresse et un optimisme assez rares chez Naruse. L'époque le veut ainsi, le Japon se reconstruit et regarde vers l'avenir. Dans ce registre inhabituel pour lui, le cinéaste fait des merveilles et ses portraits de jeunes filles directes et plus dégourdies que leurs prétendants sont d'une délectable malice. Dans un rôle de nigaud amoureux, on a la surprise de voir Toshiro Mifune, encore loin de son assurance virile. Si ce n'est pas le film le plus ambitieux de Mikio Naruse, c'est sans aucun doute, l'un des plus charmants et légers. Dieu que c'est bon !
Le chemin du drame (Shibaido, 1944)
En ces temps de guerre, Mikio Naruse choisit de filmer la vie d'un théâtre et de suivre l'itinéraire d'un jeune acteur un peu trop imbu de lui-même. Cet hymne à l'humilité et aux valeurs du travail est d'une sécheresse et d'un manque de créativité étonnants de la part du cinéaste. Sans doute l'époque n'est-elle pas à la gaieté, mais le film est plutôt soporifique, excepté deux ou trois belles scènes sur tatami. L'aspect patriotique, sous-jacent dans le scénario, n'a pas dû inspirer Naruse qui fait dire à l'un de ses personnages : "Les gens sont bien trop optimistes quant à l'issue de la guerre." En effet.
Trois soeurs au coeur pur (Otome-gokoro sannin shimai, 1935)
Adapté d'un roman de Kawabata, le premier film parlant de Naruse montre une parfaite maîtrise de la technique, flashbacks et voix off compris. Au-delà de la fiction, l'évocation de la solidarité entre trois soeurs qui vivent d'expédients avec la cadette qui se sacrifie pour les deux autres, le film est un véritable documentaire sur le quartier d'Asakusa à Tokyo, avec ses bars, ses restaurants, ses dancings et ... ses mauvais garçons. Deux scènes, au moins, qui traitaient de la prostitution dans ces lieux mal famés ont été censurées. Reste une oeuvre plus intéressante pour son atmosphère et son lyrisme serein que pour son récit proprement dit.
Toute la famille travaille (Hataraku ikka, 1939)
Sous la pression du gouvernement, les cinéastes japonais avaient l'obligation de filmer des histoires qui soient des "tranches de vie" édifiantes et positives. Ici, une famille de 11 personnes vit sous le même toit et tout le monde doit y mettre du sien pour joindre, difficilement, les deux bouts. Parmi eux, des adolescents qui rêvent d'une meilleure vie, mais qui n'ont pas le choix. Le scénario n'est pas particulièrement exaltant et le film s'assombrit au fil des minutes. La guerre n'est pas loin et semble recouvrir de son voile noir le destin de ces jeunes garçons. Funèbre.
L'éveil du printemps (Haru no mezame, 1947)
Ah, mais voici un film charmant, frais et bucolique sur l'adolescence, quand la sève envahit les corps d'une sensation nouvelle. Le sujet en est bel et bien la sexualité, une question qui taraude nos jeunes héros et à laquelle ces benêts d'adultes semblent bien incapables de répondre correctement. Naruse oscille entre légèreté et gravité, filme les fous rires et les pleurs avec un tact et une sensibilité extrêmes. Le fil conducteur est mince, qu'importe, ces saynètes qui se suivent dans des tonalités diverses composent un film élégiaque, exaltant et épanoui. Une bien jolie chose, en vérité.
La rue en colère (Ikari no machi, 1950)
La période 1945-1952, qui correspond à l'occupation américaine du Japon, est généralement considérée comme la plus faible dans l'oeuvre de Naruse. Ce n'est en tous cas celle des grands mélodrames du milieu des années 50, et La rue en colère est davantage assimilable à un film noir, avec un aspect documentaire très prégnant sur les difficultés de la vie urbaine, pour des japonais obligés de vivre d'expédients, tandis que la petite criminalité se développe. Le film est le portrait d'un cynique, Sudô, dont la belle gueule lui permet de draguer de jeunes filles riches et naïves, avant de les escroquer. Le personnage est sombre et quasi irrécupérable, malgré un semblant de happy end. Autour de lui, se meuvent une dizaine de personnages, dont sa soeur, sa mère et son meilleur ami, auxquels, tour à tour, le cinéaste offre des scènes importantes, avec cette limpidité et cette rapidité dans l'art du montage elliptique qui est sa marque de fabrique. Il y a notamment un flash back d'une trentaine de secondes, qui se situe pendant la guerre, qui éclaire d'un coup une personnalité sans avoir besoin d'y revenir. Du travail de virtuose. A l'aune de l'ensemble de la carrière de Naruse, La rue en colère ne peut certes pas être considéré comme un chef d'oeuvre. Ce n'est qu'un très grand film.
La danseuse (Maihime, 1951)
Pour tous les experts du maître nippon, il s'agit d'un "petit" Naruse, du fait d'une intrigue principale floue et parasitée par d'autres histoires, alors que, la même année, le cinéaste tourne deux très grands films : Le repas et Le fard de Ginza. C'est juste, mais c'est une aussi une oeuvre qui s'imbrique parfaitement dans le mur de mélancolie qu'est le cinéma de Naruse, contre lequel se brisent les vagues de l'océan et les larmes des femmes. La danseuse, tirée d'un roman de Kawabata, est le récit du naufrage d'une famille, il y règne comme une sourde nostalgie de la guerre, quand les choses étaient plus simples, puisqu'il fallait surtout penser à survivre. Avec la paix, et la liberté retrouvée, les personnages du film sont confrontés à des choix impossibles. La mère, ancienne danseuse de ballet, et sa fille, qui suit ses traces, ont une alternative : renoncer au bonheur ou renoncer au confort de l'habitude. La mise en scène de Naruse épouse cette indécision avec des travellings arrière moelleux comme des cookies sortis du four. Le dénouement, sur la musique du Lac des cygnes, est d'un lyrisme discret, poignant. Et ce n'est qu'un "petit" Naruse !
Okuni et Gohei (Okuni to Gohei, 1952)
Le tout dernier film de Naruse pendant l'occupation américaine. Une adaptation d'une pièce en un acte de Tanizaki, écrite trente ans plus tôt, et qui se voulait une sorte de satire des histoires de vengeance au temps des samouraïs. Un film situé dans l'ancien Japon, donc, ce qui est rare dans le cinéma de Naruse. La mise en scène est élégante et douce, la romance amoureuse impossible entre Okuni et Gohei prend vite le pas sur le thème de la vengeance, mais l'ensemble reste hiératique et l'interprétation fort théâtrale. Un film moyen et, par conséquent, une petite déception pour les inconditionnels du cinéaste nippon.
L'actrice et le poète (Joyû to shijin, 1935)
On a beau avoir les yeux de Chimène pour le cinéma de Mikio Naruse, il est difficilement concevable de considérer ce film comme l'un des meilleurs du maître. En 1935, il tourne pas moins de 5 longs-métrages et celui-ci semble un peu réalisé à la va-vite et, sans doute, alimentaire. C'est une comédie pure, sur les relations de voisinage et la vie domestique. L'actrice et le poète du titre, mari et femme, s'aiment d'amour tendre, mais elle est très prise par son métier et lui, joue le rôle de l'homme au foyer. Ce qui nous vaut quelques scènes croquignolettes, dont une scène de ménage et une soirée-bière avec le voisin qui se termine en saoûlographie très poussée. Tout cela est bien gentil, mais le scénario reste assez pauvre et sans enjeu véritable. Un Naruse pas indispensable, donc, sauf pour les inconditionnels.
La chanson de la lanterne (Uta andon, 1943)
Kitahachi est le fils d'un célèbre acteur de nô de Tôkyô. Il profite d'une représentation à Nagoya pour rendre visite à Sôzan, un maître de nô extrêmement réputé. Déçu par la prestation qu'exécute le vieil homme, Kitahachi l'humilie avant de s'enfuir. Outragé, Sôzan se suicide. Des années plus tard, Kitahachi prend conscience de son erreur. Il apprend alors que la fille du maître a été vendue comme geisha.
Un film qui tranche sur la production habituelle de Naruse. Une sorte de conte qui permet de s'imprégner de la culture du théâtre japonais, dans une atmosphère musicale, parfois teintée de fantastique. Si les thèmes ne sont pas habituels au cinéaste, la mise en scène, elle, reste étincelante.
La fille dont on parle (Uwusa no musume, 1935)
55 minutes seulement, mais quelle densité ! Une histoire de famille compliquée avec deux soeurs en bisbille, un mariage arrangé, une maîtresse qui pourrait bien être leur mère, un mariage arrangé qui tourne court, un père qui finit en prison. Entre autres. Et la rumeur qui court ... C'est magistral avec un montage au rasoir. A revoir, pour être sûr d'avoir tout saisi.
Epouse (Tsuma, 1953)
Portrait de couple avec épouse frustrée et mari infidèle. Sujet récurrent chez Naruse, avec une attention particulière portée à la femme. On y retrouve des scènes familières : les conversations/promenades en travelling, la routine du travail, le silence du foyer, les soirées au bar ... Tout le talent du cinéaste qui refait souvent le même film, avec un dosage différent des ingrédients. La mélancolie du quotidien, le désir de changement, l'incapacité à la décision. Dans son style fluide et épuré, Naruse capte l'essence des êtres : le bruissement des coeurs, la blessure des âmes. Superbe, comme d'habitude.
Coeur d'épouse (Tsuma no kokoro, 1956)
Une densité inouïe dans la psychologie de la dizaine de personnages qui peuplent ce film, telle qu'une seule vision n'est pas suffisante. Non-dits, nostalgie pour une vie qui aurait pu être, petits arrangements avec les jours qui passent. Chronique sentimentale et sociale, Coeur d'épouse ébahit par son montage serré, sa capacité à saisir la profondeur des êtres par des dialogues anodins, des expressions de visage fugitives. Mariage arrangé, condition féminine, problèmes d'argent, suicide, chômage : les thèmes se télescopent sans que jamais Naruse n'insiste. Juste un chef d'oeuvre de plus, d'humilité et d'intelligence.
Une femme indomptée (Akurere, 1957)
Un Naruse différent : portrait d'une femme d'affaires , au début du XXème siècle, qui traite les hommes sans ménagement et n'aspire qu'à rester libre (on est proche d'un univers mizoguchien). Pas de sous-intrigues, cette fois-ci, un récit linéaire avec des scènes brutales, assez inhabituelles chez le cinéaste. Un film largement en deçà de son niveau moyen et ... bien au-dessus de la plupart d'autres réalisateurs. Belle performance d'Hideko Takamine.
Anzukko (1958)
Première partie : Anzukko (petit abricot), jeune fille en fleurs, fait des promenades à bicyclette en compagnie d'aspirants au mariage. Et tient de longues conversations avec son père, comme on le fait avec un ami. Deuxième partie : Anzukko, jeune fille en pleurs, vit dans le dénuement avec un mari alcoolique, qui rêve de devenir romancier, en dépit d'un manque de talent évident. Adapté d'un roman japonais, Anzukko est classique dans sa progression dramatique et mélodramatique, de façon assez peu subtile. Reste une magnifique évocation des relations père/fille qui justifie de jeter un oeil à ce film mineur de Naruse.
Le fard de Ginza (Ginza Keshô, 1951)
Comment souvent chez Naruse, la première partie du film est dispersée, elliptique, avant de se concentrer sur un personnage et d'en éclairer la signification. Il s'agit encore ici du portrait d'une femme seule pour élever son fils, obligée de travailler dans un bar pour joindre les deux bouts avec le mince espoir de trouver un compagnon. Mais les hommes sont si veules ! Moins réussi que Quand une femme monte l'escalier, dont le thème est voisin.
Délit de fuite (Hikinige, 1966).
L'avant-dernier film de Naruse est un thriller psychologique, soit un genre peu pratiqué par le cinéaste japonais. Flash backs, scènes fantasmées, montage ultra rapide et surtout empilement de sous couches d'intrigues, Délit de fuite témoigne d'une virtuosité tranquille car le propos reste toujours limpide. Le scénario est lisible à des tas de niveaux, social en particulier, avec un regard plus que critique sur l'évolution du Japon des années 60 et son capitalisme triomphant. C'est bien un mélodrame, malgré tout, et les thématiques préférées de Naruse sont présentes, dont celle de la lâcheté des hommes. Si une grande partie de l'oeuvre de Mikio Naruse peut se rapprocher de celle d'Ozu (avec des différences notables, toutefois), ce film est plus proche de l'univers d'un Kurosawa (par exemple de Entre le ciel et l'enfer ou Les salauds dorment en paix). Jusqu'à un certain point, car le cinéma de Naruse est vraiment unique par sa cohérence et ses obsessions.
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