Toutes les formes de l'emprise (La faille)
Un mot pour résumer La faille, le terrible roman d'Isabelle Sorente ? L'emprise. Pas nouveau dans la littérature ? Certes, Delphine de Vigan et Eric Reinhardt ont tourné autour dans leurs derniers livres, en se mettant en scène eux-mêmes, histoire de brouiller les perspectives. Isabelle Sorente va plus loin, plus profond, jusque sous la peau et nous présente l'addiction. Elle est diablement salée. Mais pas simple parce qu'au petit jeu des apparences et des faux-semblants, l'auteure est passée maître. Assuétude, dépendance si l'on se place d'un côté (la femme), perversité, malignité si l'on se met de l'autre (l'homme). Il est donc question d'une relation douloureuse entre une proie et son bourreau domestique. Que la romancière décortique et dévoile au fur et à mesure. Une emprise totale et fatale ? Voire. Tout le récit est narré par Mina, l'amie de Lucie, cette jeune fille magnifique devenue méduse au contact de l'homme qu'elle aime. Une amie qui elle-même ne voit rien d'autre que les conséquences de ce rapport telles que lui racontent la victime elle-même ou ses proches. Témoignages (in)directs puisque Mina ne rencontrera VDA, le bourreau, qu'une seule fois. Mise en abyme d'un abîme de passion et vampirisation de cette histoire par Mina puisque celle-ci est romancière et s'en nourrit pour ses écrits. Une autre forme d'emprise, si l'on veut. On peut d'ailleurs en trouver d'autres exemples dans le livre comme le monde du travail qui produit des drogués et des candidats pour le burn out. Tout est pervers et s'insinue dans les failles de chacun dans le roman d'Isabelle Sorente. Qui serait donc essentiellement psychologique ? Pas seulement si l'on lit les interviews de l'écrivain(e) : "Dans la mesure où l'emprise est une figure du mal contemporain, c'est aussi une épreuve initiatique et spirituelle, dont la vérité et la violence me semblent moins proches de l'analyse psychologique que de la trame romanesque." D'accord, mais cela ne l'empêche pas de fouiller au scalpel ce rapport de domination et de s'interroger sur le caractère soi disant masochiste des femmes ("Personne n'est une victime née") et les possibles circonstances atténuantes de leurs oppresseurs au passé marqué par un traumatisme ("La souffrance vécue par le prédateur psychique excuse t-elle ses actes ? Non !"). On l'aura compris, La faille est un roman d'une tessiture complexe et surtout nullement formatée. Où l'on en vient à la dernière forme d'emprise, celle qu'Isabelle Sorente, la romancière, exerce sur son lecteur. C'est du grand art, dans une construction on ne peut plus machiavélique qui s'affranchit du temps réel, s'autorise des flashbacks et des résurgences d'un passé lointain pour mieux revenir à un présent troublé et insaisissable pourtant étalonné très précisément par des indications de dates qui reviennent régulièrement. La romancière crée par la seule force de ses mots et de son style un sentiment d'étouffement et de saccage de l'âme de ses protagonistes. C'est d'une violence sourde et acérée, un étau qui ne se desserre que dans les ultimes pages alors que le dénouement est pourtant annoncé, en partie, dès les premières lignes. Cette manipulation, oui, cette emprise électrique de l'écrivaine (c'est ainsi que la narratrice aime être qualifiée car cela sonne "faux") est paradoxalement, alors que l'on a souffert tout du long, exaltant. De là à dire que plus le lecteur est masochiste plus il aimera à plonger dans la faille, il n'y a qu'un pas. En fin de compte, le livre tient du registre de l'horreur et qui n'aime pas se faire peur, la nuit tombée de préférence, en se soumettant corps et âme à ce bouquin monstrueusement brillant ?
L'auteure :
Isabelle Sorente est née le 11 septembre 1970 à Marseille. Passée par Polytechnique et l'aviation civile, elle écrit et monte ses premières pièces avant de se consacrer à la littérature, à partir de 2001. Elle a publié 7 romans dont La prière de septembre, Transformations d'une femme et 180 jours.
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