Littérature
Sur la vie de sa mère (Tant mieux)
C'est le livre de sa mère. Ou pour sa mère, comme l'on voudra. Un pan de la vie de cette dernière, ses 20 premières années, grosso modo, jusqu'à son mariage. Dans Tant mieux, Amélie Nothomb raconte pour la première fois l'enfance et la jeunesse de celle qui lui a donné la vie. Cela commence par Bruxelles sous l'occupation Allemande, se poursuit un été à Gand chez une "Bonne-maman" détestable qui n'aime que son chat et donne des harengs et du café au lait, à sa petite-fille, en guise de petit-déjeuner. Si l'on reconnaît à coup sûr le style de la romancière belge dans ce livre, il y a quelque chose d'autre qui y figure, même pour les meilleurs connaisseurs de ses écrits. Une certaine légèreté, ce n'est pas nouveau, certes, mais alliée à un recul vis-à-vis des bribes d'existence décrites, dont on sait qu'elles sont, en partie, des parts de vérité biographiques, concernant donc les jeunes années de la mère de l'autrice. Le sentiment romanesque s'impose pourtant, conférant au récit une fantaisie permanente, y compris pendant les moments les plus cruels, quand il s'agit par exemple de violence ou, dans un autre registre, d'assassinats innombrables de chats (sic). C'est sans nul doute l'un des livres les plus réussis de la native d'Etterbeek, en tout cas, l'un des plus touchants. Toutefois, le charme semble retomber, à l'abord des derniers chapitres. L'action du livre s'est achevée, place alors à la confession d'Amélie Nothomb, pour une sorte de postface qui n'en porte pas le titre. Changement de ton et d'ambiance : ce n'est plus l'écrivaine, mais la fille de ses parents qui s'exprime, en toute sincérité, qui est désormais une orpheline. Et ces ultimes pages, si elles n'ont pas la grâce lumineuse de celles qui les ont précédées, frappent cette fois par leur honnêteté et par leur mélancolie.
L'auteure :
Amélie Nothomb est née le 9 juillet 1966 à Etterbeek (Belgique). Elle a publié 33 romans dont Stupeur et tremblements, Soif et Premier sang.
Cadavres sur l'île (Sous les eaux d'Avalon)
Quand on écrit autant (trop ?), dans le domaine policier, comme Michael Connelly, il est légitime d'avoir l'envie de se trouver de nouveaux héros, en mettant de côté, au moins provisoirement, son vieil Harry Bosch, même s'il y a le risque que ses fidèles lecteurs apprécient peu son évaporation. Indridason, lui, il y a quelques années, avait laissé son enquêteur fétiche disparaître dans le brouillard (définitivement ?), ce qui n'empêche pas certains de toujours espérer qu'il revienne un jour. Place donc au dénommé Stillwell, dans Sous les eaux d'Avalon, un policier "déclassé", exilé par sa hiérarchie sur l'île de Catalina, au large des côtes californiennes. Notre homme a déjà eu de sérieux problèmes avec ses collègues ou supérieurs et cela continue, évidemment, même sur son nouveau terrain de jeu, paradisiaque, où deux meurtres vont être commis en l'espace de peu de temps. Stillwell est sur la brèche, bien décidé à faire éclater la vérité, quitte à la jouer solo, eu égard à l'incompétence de ses collègues du continent et malgré la corruption ambiante. Hormis un finale brusque et insatisfaisant, il n'y a rien à reprocher de majeur à Connelly qui reprend ses vieilles recettes : deux enquêtes pour le prix d'une, menaces pour son héros et petite intrigue sentimentale pour aérer l'ensemble. Le nouveau décor remplit bien son office et ne manque pas de pittoresque. Sous les eaux d'Avalon ne laissera pas un souvenir impérissable mais ce n'est pas une surprise si l'on considère que le niveau des romans de Connelly a considérablement fléchi, ces dernières années, sans pour autant dissuader de ne pas lui donner une nouvelle chance, à chaque parution.
L'auteur :
Michael Connelly est né le 21 juillet 1956 à Philadelphie. Il a publié 31 romans dont Les égouts de Los Angeles, Dans la ville en feu, Sur un mauvais adieu et L'étoile du désert.
Le bonheur est dans le champ (Encore 25 étés)
D'un côté, un homme pressé, rat des villes sans cesse en ébullition, entre rendez-vous d'affaires, réunions, mails, etc, jamais sans son smartphone et avec la détestable impression de passer à côté de sa vie. De l'autre, un homme serein, rat des champs qui travaille dur pour récolter des pommes de terre, jamais sans une sieste quotidienne et avec le sentiment accompli du Carpe Diem. La rencontre impromptue entre ces deux individus, telle que la décrit Stephan Schäfer dans son court roman, Encore 25 étés, va déboucher sur une série de discussions sur l'existence et il n'est pas difficile d'imaginer qui va convaincre l'autre, en toute franchise et amitié en construction, qu'il fait fausse route. Voilà, il n'y a rien d'autre dans ce livre que la confrontation de deux univers à l'opposé, jusqu'à la caricature, et que le plus stressé des deux ferait bien de prendre le temps de ralentir car le bonheur est dans le pré plutôt que dans un bureau ou des chambres d'hôtel qui se ressemblent toutes. Impossible de donner tort à l'épicurien tranquille, cela va de soi, mais le roman ne fait qu'enfoncer le clou comme un manuel de développement personnel un tantinet répétitif. Quid des femmes dans Encore 25 étés ? Des seconds rôles effacés. Et même chose pour les enfants. A la fin de la fable (La Fontaine était plus concis et percutant), l'on ne sait pas trop ce qui va advenir. L'homme des villes va t-il démissionner et vivre au contact de la nature en devenant apiculteur ou paysagiste ? L'histoire ne le dit pas et on s'en fiche un peu, hélas.
L'auteur :
Stefan Schäfer est né le 21 mai 1974 à Witten (Allemagne).
Vivarium humain (Personne ne quitte Palo Alto)
Il y a un peu plus de 2 ans, Gallimard publiait la première traduction française de Yaniv Iczkovits, avec Le voyage de Fanny, une véritable saga historique, située en Europe de l'est, dans une veine picaresque étourdissante, à l'écriture truculente. Changement d'époque pour Personne ne quitte Palo Alto, dont le récit s'échelonne de 1998 à 2018, à travers 4 histoires distinctes, qui conduisent chacune à wadi Salib, ancien quartier arabe déshérité de Haïfa. Des récits indépendants mais connectés entre eux, notamment par leurs personnages, dont on voit certains évoluer de décennie en décennie. Iczkovits réussit aussi bien à nous proposer un recueil de nouvelles qu'un roman au long cours, grâce à une imagination fertile et à une folie douce qui transparaît dans des situations parfois absurdes, un peu à l'image d'Israël, cette étrange contrée paranoïaque que de nombreux écrivains ont réussi à retranscrire dans leurs œuvres. Le romancier ose à longueur d'ouvrages d'étranges péripéties, comme la présence de cadavres en trop à la morgue, les aventures d'un poète qui est aussi laveur de vitres, des poissons qui mangent la peau morte des touristes, etc. Au-delà du pittoresque, le livre nous attache aux multiples facettes de personnages complexes, guettés par la dépression, soumis à la maladie, mordus par la cupidité ou enclins à la lâcheté. Un vrai vivarium humain dans lequel l'ensemble des protagonistes se débattent, avec leurs petites forces et leurs grandes faiblesses. Cela donne un roman épique et intime, dont la qualité et la variété du style font merveille.
L'auteur :
Yaniv Iczkovits est né en 1975 à Rishon LeZion (Israël). Il a publié 5 livres dont Le voyage de Fanny.
L'Irak derrière soi (Comme un parfum de lavande)
Il y a parfois, dans une vie de lecteur, comme l'impression que les livres que vous avez choisis se répondent les uns aux autres, sans préméditation et comme une variation sur le même thème. Ainsi, après avoir dégusté Made in Nigeria de Sefi Atta puis aimé Objets perdus de la Cubaine Karla Suárez, Comme un parfum de lavande, de l'écrivain d'origine irakienne Sinan Antoon, forme t-il comme une trilogie de l'exil, dans des styles et des récits certes très différents. Il n'empêche que le dernier nommé, avec son inattendu et magnifique final, exhale lui aussi des odeurs et des souvenirs liés au pays quitté, même quand on souhaite le rayer de sa mémoire, comme c'est le cas de l'un des deux protagonistes du roman. Sinan Antoon fait vivre ses personnages en parallèle, dans leur nouvel univers américain, et rien ne semble devoir les rapprocher, sauf que ... L'un était médecin à Bagdad, est devenu veuf avant de retrouver son fils outre-Atlantique mais son esprit commence à battre la campagne ; l'autre, déserteur, a été mutilé avant de partir pour toujours. C'est vrai, ils ont subi les outrages de la violence mais pas de la même manière, dans l'histoire agitée de l'Irak. L'écrivain, auteur de 5 romans dont 3 seulement ont été traduits (outre ce dernier, les excellents Seul le grenadier et Ave Maria), a écrit un livre sans chapitres où l'on passe constamment d'un homme à l'autre, et du présent au passé, sans transition. C'est une narration qui nécessite un petit temps d'adaptation mais l'on n'est jamais perdu et le double puzzle s'assemble en définitive pour déboucher, comme dit précédemment, sur un dénouement beau et triste à la fois.
PS : pour ceux et celles qui s'intéressent à l'histoire contemporaine de l'Irak, ne surtout pas rater le splendide film The President's Cake, chronique du régime de Sadam Hussein, vu à travers les yeux d'une fillette. Sortie en salles le 4 février 2026.
L'auteur :
Sinan Antoon est né en 1967 à Bagdad. Il a publié 5 livres dont Seul le grenadier et Ave Maria.
Voyez comme elle danse (Objets perdus)
Karla Suárez est enfin de retour avec un roman. Le dernier en date, Le fils du héros, datait de 2017. La meilleure autrice cubaine, celle qui a écrit notamment Tropique des silences et La Havane, année zéro, raconte cette fois une histoire qui se déroule en grande partie en Espagne, mais avec des flashbacks cubains car son héroïne est, elle aussi, originaire de l'île caribéenne. Sauf que, dans Objets perdus, elle se retrouve en pleine déréliction : ses affaires ont été volées, elle s'est disputée avec son amoureux et elle ignore l'adresse exacte de son meilleur ami, à Barcelone. Alors elle erre, dort dehors, se remémore son passé et, pour se donner du courage, elle danse, car même si elle n'a pas percé professionnellement dans sa vocation, après la trentaine, elle ne peut s'en empêcher. Le livre surprend un peu de la part d'une écrivaine aussi aguerrie, on dirait presque qu'il s'agit d'un premier roman. Un peu éparpillé façon puzzle mémoriel, le livre parvient toutefois à toucher et à charmer, non seulement à cause du caractère indomptable de son personnage principal qui a le sens de la survie, n'est-ce pas, puisqu'elle est cubaine, mais aussi du style de la romancière, qui sait ce qu'exil veut dire car elle a vécu à Rome et à Paris avant de s'installer à Lisbonne. Sans jamais oublier, cela va sans dire, où se trouvent ses racines profondes.
L'auteure :
Karla Suárez est née le 28 octobre 1969 à La Havane. Elle a publié 8 livres dont Tropique des silences, La Havane année zéro et Le fils du héros.
Partir un jour (Le sens de la fuite)
On pourrai être tenté d'appliquer au Sens de la fuite, le deuxième roman de Hajar Azell, le célèbre proverbe "qui trop embrasse mal étreint" mais ce serait quelque peu injuste, eu égard aux qualités du livre de la native de Rabat. Il est vrai cependant que le personnage central d'Alice, jeune femme intrépide, apprentie reporter qui se déplace de Beyrouth au Caire (au moment de la Révolution de 2011) puis d'Alep à Alger et à Oran, semblait un personnage suffisamment fort pour occuper presque à elle seule la totalité du récit. Mais sans crier gare, vers le milieu de l'ouvrage, c'est une autre histoire familiale que la sienne, qui va occuper le premier plan, confirmant le sens du titre du roman, puisqu'il y est question de deux départs d'Algérie, concernant successivement un fils puis sa mère. Certes, l'autrice mêle parfaitement Alice à cette nouvelle intrigue mais l'impression qu'il s'agit presque de morceaux d'un autre livre persiste. Malgré ce sentiment, Le sens de la fuite séduit par son style direct, ses phrases courtes, son émotion contenue (Hajar Azell n'écrit pas les scènes attendues et mélodramatiques de fin) et sa compréhension des enjeux politiques au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Sans compter, une fois encore, la personnalité d'Alice, une belle figure féminine moderne, que l'on apprend à connaître et à visualiser, presque aussi sûrement que si elle apparaissait sur un écran de cinéma.
L'auteure :
Hajar Azell est née en 1992 à Rabat. Elle a publié L'envers de l'été.
Intelligence sacrificielle (Mademoiselle Robot)
Il semble que le mot « robot » a été utilisé pour la première fois en 1920, dans une pièce de Karel Čapek. Un siècle plus tard, l'intelligence artificielle prend une place de plus en plus importante dans la société humaine, et ce n'est évidemment qu'un début, en attendant peut-être de prendre le pouvoir. Mademoiselle Robot, le premier roman de Sierra Greer, n'est déjà presque plus une fiction mais ce qui en fait tout l'intérêt c'est qu'il se focalise essentiellement sur les pensées d'Annie, robot féminin dernière génération, nec plus ultra d'une technologie qui fait d'elle la compagne domestique d'un homme, programmée pour répondre à tous ses désirs mais aussi capable de raisonnement et d'émotions, au point d'en devenir pratiquement humaine. Le livre est une réflexion sur notre rapport à l'IA, évidemment, mais aussi, de manière transparente, une analyse des dynamiques du couple, quand l'un des deux partenaires soumet l'autre, dans une emprise proche de l'esclavage. L'évolution d'Annie, avec ses questionnements, ses doutes, sa culpabilité et tous les sentiments contradictoires qui la traversent, se déploie dans un parcours erratique, en conflit permanent avec une émancipation qui émerge. Sierra Greer insiste beaucoup sur le sexe comme lien de servitude mais c'est l'aspect psychologique, avec cette perversité du dominant à souffler le chaud et le froid qui donne au roman sa profondeur, sa palpitation et la fascination que l'on ne peut que ressentir, en prenant fait et cause pour Annie, en pleine confusion. Celle-ci se sortira t-elle de son intelligence sacrificielle et de son aliénation pour aller vers l'autonomie et la libre prise de décision ? Telle est l'intrigante question dans ce livre ébouriffant et captivant comme un thriller.
L'auteure :
Sierra Greer est née aux Etats-Unis.
Comment devenir néofasciste (Du mauvais côté)
Comment devient-on (néo)fasciste, à l'adolescence ? Davide Coppo répond à la question dans Du mauvais côté, un roman qui frappe par son réalisme et sa crédibilité, inspiré, sans l'ombre d'un doute, par le propre passé de l'auteur. L'itinéraire qu'il décrit est complexe et ne saurait se réduire à la trop simple explication d'une jeunesse sans repères. Dans le livre, ce jeune garçon essaie de bâtir sa propre identité, à tâtons, en réaction à ce qu'il voit autour de lui, avec une certaine lucidité quant à son désir d'être un autre, tout en appartenant à un groupe, et en se délectant presque de devenir un objet de répulsion pour ses proches, comme s'il en avait besoin pour exister. Sans oublier cet attrait pour la radicalité et la violence, voire la fascination pour des comportements encore plus extrêmes que le sien. C'est une sorte de descente aux tréfonds de son âme, analysée avec acuité, qui nous est contée, avec cette impression de plus en plus en persistante d'une sorte de masochisme assumé qui permettra à l'homme en devenir de peut-être rebondir et de redevenir à nouveau un être intégré à la société. En attendant, le narrateur ne cesse de se questionner, en s'abandonnant à ses penchants les plus vils, sans remords mais pas sans clairvoyance. C'est un récit d'apprentissage, dans le sens le plus littéral de l'expression, écrit avec une clarté et une précision qui reflètent une dérive personnelle, néanmoins susceptible d'expliquer d'autres errements de jeunes esprits malléables mais avant tout rebelles. Le succès du livre en Italie s'explique autant par la qualité du texte que par ses résonances sociales contemporaines.
L'auteur :
Davide Coppo est né en 1986 à Milan.
Musique sans frontières (Les Kamanga Kings)
De 1998 à 2007, les éditions Actes Sud ont publié successivement 6 romans de Jamal Mahjoub. Également auteur de romans policiers, sous le nom de Parker Bilal, l'écrivain, né d'un père soudanais et d'une mère britannique, qui a grandi à Khartoum, est enfin de retour dans la maison fondée à Arles, avec Les Kamanga Kings (The Fugitives en V.O), dans une veine qu'on ne lui connaissait pas encore, à savoir celle du roman d'aventures. Ses personnages de fiction sont les membres d'un groupe de musique qui a eu son heure de gloire en Afrique, bien des années plus tôt, et qui va se reformer, avec ses survivants et de nouvelles recrues, pour répondre à l'appel d'un festival américain. Ceci est le point de départ d'une odyssée invraisemblable mais jubilatoire, au pays de l'oncle Sam, lors du premier mandat de Trump, au moment où les étrangers sont plus que suspects, surtout lorsqu'ils viennent d'un pays, le Soudan, supposé fabriquer des terroristes. Il y a quelques concerts mémorables dans Les Kamanga Kings mais surtout une course-poursuite effrénée pour échapper aux griffes du FBI; dans une cascade de péripéties qui souderont un orchestre composé de personnalités d'âges et de convictions très diverses. Au passage, Mahjoub s'amuse à comparer la vie dans un pays autocratique où la musique est alors devenue taboue pour des raisons religieuses et une soi-disant grande démocratie où le racisme s'étale pourtant au grand jour, sous le règne d'un président aux cheveux oranges. Malgré quelques répétitions et de nombreuses situations invraisemblables, le roman se lit comme du petit lait, gorgé d'humour et de flamboyance, tout proche d'un conte satirique.
L'auteur :
Jamal Mahjoub est né en 1965 à Londres. Il a publié 18 livres dont Le train des sables, Le télescope de Rachid et Nubian Indigo.